dimanche 26 février 2012

Prédication pour le premier dimanche de Carême

Prêchée à l'Eglise Réformée d'Annecy, le 26 février 2012.
Lectures bibliques : Genèse 9,8-17 ; Marc 1,12-15.

 « Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne m’interroge, je le sais; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. » (Confessions XI, 17). Ces mots ne sont pas de moi. Ils ont été écrits, il y a environ 1600 ans, par un homme qui allait plus tard devenir saint Augustin. Et pourtant, nous avons probablement tous fait un jour l’expérience : comment répondre à un enfant qui vous demande : « Dis, c’est quoi le temps ? » Comment expliquer ce qu’est le temps ? Existe-t-il des choses qui sont hors du temps ? Pourquoi, parfois, quelques instants nous paraissent-ils durer une éternité, et pourquoi plusieurs heures peuvent-elles nous laisser l’impression de n’avoir duré que quelques minutes ? La question se complique encore quand on pense à un autre élément : Dieu. On dit que Dieu est éternel ; dans nos Bibles protestantes, c’est même un des titres les plus fréquents de Dieu : l’Eternel. Mais l’éternité fait-elle partie du temps ? Dieu partage-t-il notre temps ? Vous vous souvenez sans doute de cette belle formule que l’on trouve dans les psaumes : « Mille ans, à tes yeux, sont comme hier, un jour qui s'en va, comme une heure de la nuit » (Ps 90,4).

Rassurez-vous, je ne vais pas vous faire un exposé philosophique. Mais je crois que les textes que nous avons entendus tout à l’heure ont tous un point commun : ils nous enseignent quelque chose sur le temps.
Le texte de la Genèse, vous vous en souvenez, prend place à la fin du récit du Déluge. Quand on pense au Déluge, on en retient souvent surtout le côté « folklorique » : le gros bateau de bois, les couples d’animaux que Noé y fait monter (même la clinique vétérinaire qui soigne notre chat s’appelle « l’Arche de Noé »), les eaux qui submergent la terre, la colombe qui rapporte enfin un rameau d’olivier, signe que la crue est finie. Mais essayons de nous remémorer un peu plus précisément de quoi il s’agit. Tout d’abord, qui est Noé ? Je crois que ce n’est pas un hasard s’il est difficile de répondre à cette question. A part nous dire qu’il est le fils d’un homme nommé Lamek, voici les seules informations que nous donne la Bible sur Noé : « Noé, homme juste, fut intègre au milieu des générations de son temps. Il suivit les voies de Dieu. Il engendra trois fils : Sem, Cham et Japhet. » (Gn 6,9-10). Et un peu plus loin, on apprendra que Noé était âgé de six cents ans au moment du Déluge, et a vécu en tout neuf cent cinquante ans - un âge canonique, comme on dit, qui est à comprendre dans le langage symbolique qu’utilisent les premiers chapitres de la Bible et qui nous indique que la vie de Noé, homme juste aux yeux de Dieu, n’a pas été loin de la plénitude et de la perfection. Neuf cent cinquante ans, c’est une période considérable. Si vous avez, comme moi, des souvenirs lointains des cours d’histoire, vous vous rappelez sans doute qu’il a fallu un certain temps pour parcourir l’histoire de France depuis l’an 1060 jusqu’à nos jours : entretemps, il y a eu tant de rois, tant de batailles, tant d’événements qui ont fait que la France est celle que nous connaissons aujourd’hui. Et pourtant, de ces neuf cent cinquante ans de la vie de Noé, la Bible ne nous raconte qu’une période d’environ un an, depuis le moment où Dieu ordonne à Noé de construire une arche jusqu’au moment où Noé célèbre la nouvelle alliance entre Dieu et l’humanité, à la fin du Déluge. Comme si ce qui importait, ce n’était pas la durée du temps, mais au contraire sa qualité, son intensité, sa densité. Et que peut-on imaginer de plus intense que d’être, comme Noé, témoin de la destruction du monde et de sa renaissance ? D’être le partenaire que Dieu choisit pour préserver de la mort le meilleur de sa création ? D’être aussi celui avec qui Dieu renouvelle son alliance quand l’eau se retire et que la vie reprend ? Pendant toute cette année, Noé a vécu entre la conscience de l’extrême fragilité de la vie et la grande proximité de Dieu, présence à la fois terrifiante et protectrice. C’est sans doute pour cela que la Bible ne s’attarde que sur cette brève année de la longue existence de Noé : elle a été unique et déterminante ; elle a été, sans doute, à la fois l’année la plus longue et la plus mémorable de toute sa vie - pas parce qu’elle a été réellement plus longue que les autres, mais parce qu’elle a été particulièrement intense en expériences à la frontière de la vie et de la mort, du temps de Dieu et du temps des hommes. Elle a été déterminante aussi parce qu’elle aboutit au pacte décisif de Dieu avec sa création : plus de destruction, plus de période pour effacer toute vie de la surface de la terre. Cette nouvelle alliance, cette réconciliation, est définitive. A la fin de cette longue et terrible année, l’avenir s’ouvre sur une terre neuve pour la création de Dieu. Après la mort et l’angoisse, à travers la faveur et la protection de Dieu, c’est une véritable renaissance.
Tournons-nous maintenant vers les brefs versets de l’évangile de Marc. Nous nous trouvons juste après le récit du baptême de Jésus dans le Jourdain, où la voix de Dieu s’est faite entendre pour le déclarer son Fils bien-aimé. Et, nous raconte Marc, « aussitôt l’Esprit le pousse au désert. Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient. » Tout à l’heure, nous avions noté que l’année du Déluge était la seule de la longue vie de Noé que racontait la Genèse. Ici, au contraire, sur tout l’évangile, ces quarante jours de la vie de Jésus n’occupent que deux petits versets. On peut tout de même faire quelques remarques sur ce temps mystérieux de la vie de Jésus. Tout d’abord, il dure quarante jours. Quarante jours, comme les quarante jours pendant lesquels la pluie est tombée sans discontinuer lors du Déluge ; mais aussi comme les quarante ans pendant lesquels le peuple d’Israël, guidé par Dieu, a traversé le désert vers la Terre promise. Je ne vais pas revenir sur le Déluge, mais j’aimerais dire quelques mots du séjour d’Israël au désert. Comme l’expérience de Noé, cette expérience a été particulièrement intense. Le peuple est allé d’épreuve en épreuve, comme l’épisode du veau d’or ou celui des serpents venimeux qui envahissent le camp. En même temps, ce temps d’épreuves a été celui d’une proximité extraordinaire avec Dieu, toujours présent au sein du peuple : dans la colonne de feu ou de nuée qui marche à sa tête les jours où il faut avancer, dans le sanctuaire, la tente de la Rencontre, les jours où l’on reste sur place. Quant il écrit le récit qu’on appelle souvent la « tentation au désert », Marc sait sans doute que l’expérience de Jésus et celle du peuple d’Israël sont similaires. Comme Noé a été confronté à la mort et à la destruction, comme Israël a affronté des épreuves, Jésus au désert est face à face avec Satan. Mais comme Noé a été protégé par Dieu, comme Israël a été guidé par Dieu, Jésus au désert est servi par les anges. Contrairement aux évangiles de Matthieu et de Luc, Marc ne nous donne aucun détail sur ce qu’il s’est exactement passé au cours de ces quarante jours, pas plus qu’il ne nous donne de détail sur ce qu’il se passe exactement quand Jésus se retire à l’écart pour prier. Cela fait partie de l’intimité de sa relation avec Dieu. Mais ce temps est un temps préparatoire pour Jésus, le temps qui suit immédiatement son baptême et qui précède le début de sa vie publique, de son enseignement, de ses miracles. Pour Jésus, ce temps a sans doute été également un temps intense. Il débouche sur cette année de sa vie terrestre qui, comme l’affirme la foi chrétienne, a été tellement décisive pour l’humanité et pour sa relation à Dieu. Si Dieu a promis à Noé qu’il n’y aurait plus de Déluge, qu’il ne provoquerait plus la mort et la destruction de la terre entière, désormais il anéantit la mort elle-même en ressuscitant le Christ d’entre les morts.

Peut-être pourrait-on dire, alors, que le temps de Dieu ne se mesure pas en quantité. Ce n’est pas que Noé ait vécu neuf cent cinquante ans qui importe ; ce n’est pas que le peuple d’Israël soit un peuple vieux de plusieurs milliers d’années qui importe ; ce n’est pas que le Christ ait vécu trente-trois ans qui importe. Ce qui compte, et ce qui est vraiment le temps de Dieu, c’est le temps intense, un temps d’une qualité particulière où tout semble exacerbé, et où Dieu se fait tout proche. C’est un temps qui peut être bref, mais qui a des conséquences décisives pour l’avenir tout entier, en lui ouvrant une vie nouvelle que rien ne pourra plus détruire. Parmi nous, certains ont peut-être déjà fait l’expérience de ce temps intense. Un temps pendant lequel on sent à nouveau le véritable goût de la vie. Un temps où l’on sent ses besoins quotidiens simplifiés, épurés, concentrés sur ce qui est vraiment essentiel. Un temps pendant lequel Dieu se fait incroyablement présent. Aujourd’hui, nous sommes le premier dimanche de Carême. Nous entrons dans cette période de quarante jours qui nous conduira jusqu’à Pâques. Alors, que les quelques semaines qui vont suivre soient pour nous le temps de Dieu, un temps de qualité, un temps pour vivre intensément, pour aimer intensément, pour s’ouvrir largement à la présence de Dieu dans ce monde et dans l’humanité. Un temps qui aboutira à la joie de Pâques et à la victoire définitive du Christ sur les forces de mort qui traversent notre monde. Un temps pour entrer à nouveau dans l’alliance inébranlable de Dieu.

mardi 14 février 2012

Je n'ai plus peur

 La guerre la plus dure, c'est la guerre contre soi-même. Il faut arriver à se désarmer. J'ai mené cette guerre pendant des années, elle a été terrible. Mais je suis désarmé.


Je n'ai plus peur de rien, car l'amour chasse la peur.


Je suis désarmé de la volonté d'avoir raison, de me justifier en disqualifiant les autres. Je ne suis plus sur mes gardes, jalousement crispé sur mes richesses.


J'accueille et je partage. Je ne tiens pas particulièrement à mes idées, à mes projets. Si l'on m'en présente de meilleurs, ou plutôt non, pas meilleurs, mais bons, j'accepte sans regrets. J'ai renoncé au comparatif. Ce qui est bon, vrai, réel, est toujours pour moi le meilleur.


C'est pourquoi je n'ai plus peur. Quand on n'a plus rien, on n'a plus peur.


Si l'on se désarme, si l'on se dépossède, si l'on s'ouvre au Dieu-Homme qui fait toutes choses nouvelles, alors, Lui, efface le mauvais passé et nous rend un temps neuf où tout est possible.


Patriarche Athénagoras


dimanche 12 février 2012

Je crois en Dieu, le Père tout-puissant...

Que fait-on quand on confesse sa foi ?
Peut-être, avant d’aller plus loin, serait-il utile de rappeler qu’on peut entendre deux choses par « confession de foi ». Il y a d’abord la confession de foi qu’on pourrait dire « théologique » ; c’est celle par laquelle un individu, ou un groupe d’individus, ou une institution, pose un certain nombre d’affirmations théologiques qui définissent le contenu concret de la foi et auxquelles on suppose l’adhésion des membres du groupe. Par exemple, l’Eglise réformée de France a un texte (la Déclaration de foi, voir la partie "texte de 1936) qui joue ce rôle et dont voici un extrait :

Dans la communion de l’Église universelle, elle [l’ERF] affirme la perpétuité de la foi chrétienne, à travers ses expressions successives, dans le Symbole des Apôtres, les Symboles œcuméniques et les Confessions de foi de la Réforme, notamment la Confession de La Rochelle ; elle en trouve la source dans la révélation centrale de l’Évangile : Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en Lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle.
Avec ses Pères et ses Martyrs, avec toutes les Églises issues de la Réforme, elle affirme l’autorité souveraine des Saintes Écritures telles que la fonde le témoignage intérieur du Saint-Esprit, et reconnaît en elles la règle de la foi et de la vie ; Elle proclame devant la déchéance de l’homme, le salut par grâce, par le moyen de la foi en Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, qui a été livré pour nos offenses et qui est ressuscité pour notre justification ; ...

En ce qui concerne la confession de foi qui est dite au cours du culte, elle a une dimension supplémentaire. Elle ne se contente pas seulement d’énumérer des points qui définissent le contenu de la foi. Pourtant, on en a souvent l’impression. Lisons par exemple l’une des confessions de foi les plus anciennes et les plus souvent utilisées, le Symbole des Apôtres, dont l’origine remonte aux tous premiers siècles du christianisme et que vous connaissez sûrement :

Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre ;
Je crois en Jésus-Christ, son fils unique, notre Seigneur,
Qui a été conçu du Saint-Esprit et qui est né de la vierge Marie ;
Il a souffert sous Ponce Pilate, il a été crucifié, il est mort, il a été enseveli, il est descendu aux enfers ;
Le troisième jour, il est ressuscité des morts, il est monté au ciel, il siège à la droite de Dieu, le Père tout-puissant, et il viendra de là pour juger les vivants et les morts ;
Je crois en l’Esprit Saint, je crois la sainte Eglise universelle, la communion des saints, la rémission des péchés, la résurrection de la chair et la vie éternelle. Amen.

Est-ce que ce texte n’est pas lui aussi une liste de contenus essentiels de la foi, auxquels on nous demande notre adhésion ? Qu’est-ce qui fait la différence avec le premier texte que j’ai lu tout à l’heure ? J’entends régulièrement des gens dire qu’ils ont des difficultés, par exemple, avec telle ou telle confession de foi lue au culte, parce qu’ils ont personnellement du mal à croire à un des articles de foi - que ce soit la conception divine de Jésus, la virginité de Marie, on encore la résurrection. A mon avis, dire cela manque quelque chose de ce qu’est la foi confessée et proclamée lors du culte. Ce type de remarque serait plutôt pertinent pour la première catégorie de confession de foi que j’ai mentionnée et qui, elle, marque des frontières. On ne peut pas, par exemple, devenir pasteur de l’Eglise réformée de France si l’on croit que l’enseignement de Bouddha contient l’ultime vérité sur notre monde et nous-mêmes. Mais quand je confesse ma foi en Eglise, je ne passe pas en revue une sorte de « check-list » qui déterminerait mon degré d’orthodoxie ou d’hérésie. La confession de foi est alors à la fois une démarche de confiance et une démarche communautaire. Je vais rapidement développer ces deux points.

Quelqu’un m’a dit récemment : « Avec le temps qu’il fait en ce moment, la neige, la bise, les températures négatives, on a de la peine à croire que l’été existe ». Imaginez quelqu’un qui n’aurait jamais connu que l’hiver et qui n’aurait jamais quitté sa maison sans ses gants, son bonnet et son anorak, et à qui quelqu’un décrirait l’été : comment pourrait-il concevoir une saison où il fait toujours chaud, où on sort de chez soi en T-shirt, où on mange des glaces et où on va à la plage ? Il lui faudrait avoir une grande confiance dans son interlocuteur pour pouvoir lui répondre : « Oui, c’est vrai ». Cet exemple météorologique pourrait être une métaphore de la confession de foi en Eglise. Quand je confesse ma foi, je m’adresse à moi-même, et j’affirme, pour reprendre une expression de Nouveau Testament, que « Dieu est plus grand que mon cœur » (1 Jn 3,20) : même si j’ai de la peine à croire, même si j’ai connu tant de souffrances que la résurrection des morts me paraît impensable, même si mon esprit cartésien se rebelle contre la conception virginale de Jésus, Dieu ne dépend pas de moi. Mes propres sentiments ne peuvent pas définir Dieu. Dieu est au-delà de mes difficultés à croire ; il m’accueille tel que je suis, avec mes incertitudes et mes doutes, et je peux lui faire confiance. Confesser ma foi, c’est me redire à moi-même que Dieu est plus grand que mon cœur. C’est prendre le risque de dire : « Oui, c’est vrai », même si je n’ai jamais connu que l’hiver et que j’ai bien du mal à croire à l’été.

Quand je confesse ma foi, c’est aussi à mes frères et sœurs qui m’entourent que je m’adresse, et eux qui s’adressent à moi. La confession de foi manifeste l’appartenance à l’Eglise universelle. En la disant, je fais corps avec ceux qui la disent avec moi, mes voisins de banc, mais aussi les chrétiens rassemblés à travers le monde en même temps que moi et les générations de ceux qui ont confessé leur foi, avec les mêmes mots ou des mots proches, depuis les premiers jours de l’Eglise. Confesser ma foi, c’est faire l’expérience de cette immense communauté dont je fais partie et qui me porte, au-delà de mes incompréhensions. Dans son livre intitulé Le sens du culte, le pasteur Antoine Nouis rapporte une anecdote. Lors d’un enterrement douloureux auquel il s’était rendu, l’enterrement d’un enfant, les parents avaient demandé que l’on dise le Symbole des apôtres. Et, dit Antoine Nouis, « ce jour-là, lorsque l’assemblée a récité le Symbole des apôtres, j’ai éprouvé quelque chose qui ressemble à la communion des saints, j’ai confessé la foi de l’Eglise, j’ai entendu que l’espérance chrétienne était au-delà de ce qu’on pouvait ressentir à ce moment. Malgré le scandale de la mort d’un enfant, l’Eglise toute entière affirmait sa foi et son espérance : ce n’était pas l’assemblée qui disait le credo, c’était le credo qui portait l’assemblée. »

Confesser sa foi, c’est donc affirmer sa confiance en Dieu en communauté. On pourrait ajouter un point supplémentaire. Je viens de dire qu’en confessant ma foi, je m’adresse à moi-même et à mes frères et sœurs. Evidemment, ce n’est pas tout : je m’adresse aussi à Dieu. Dans l’évangile selon Marc, l’évangéliste rapporte l’histoire d’un père et de son fils possédé par un démon. Ce père se tourne vers Jésus pour tenter d’obtenir la guérison de son enfant : « “Si tu peux quelque chose, viens à notre secours, par pitié pour nous. ” Jésus lui dit : “Si tu peux ! ... Tout est possible à celui qui croit.” Aussitôt le père de l'enfant s'écria : “Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi !” » (Mc 9, 22-24). Comme dans ce récit biblique, en confessant ma foi, je reconnais aussi les manques et les limites de ma foi personnelle et je demande à Dieu de m’aider à les surmonter. Et comme dans le récit biblique, c’est Dieu lui-même qui parcourt la plus grande partie du chemin pour venir à ma rencontre, à mon secours.

mardi 10 janvier 2012

Prédication pour l'Epiphanie

Prêchée à deux voix le samedi 7 décembre, dans la communauté luthérienne de Genève


Texte biblique : Mt 2,1-12

Le Mage : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c’est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple.

Hérode : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c’est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple.

Le Mage : Moi, le Mage, quelle surprise j’ai ressentie en entendant les grands prêtres et les scribes citer cette parole des prophètes ! Quand j’ai quitté ma terre d’Orient pour suivre l’étoile qui m’annonçait la naissance du roi de Juifs, je pensais tout naturellement que je le trouverais à Jérusalem, la capitale, dans son palais.

Hérode : Moi, Hérode, quelle surprise j’ai ressentie en entendant les grands prêtres et les scribes citer cette parole des prophètes ! N’est-ce pas moi qui suis le roi des Juifs ? Je suis déjà vieux ; comment pourrais-je venir de naître ? Et où pourrait-on me trouver ailleurs qu’à Jérusalem, ma capitale, dans mon palais ?

Le Mage : Oui, j’ai été surpris. Je suis un mage. C’est mon métier de scruter le ciel et d’observer le cours des astres ; alors, quand j’ai vu cette étrange étoile apparaître, j’ai voulu en avoir le cœur net et je l’ai suivie. Mais quand je suis arrivé ici, à Jérusalem, et que j’ai appris qu’aucun roi ne venait de naître, il a bien fallu que je me pose cette question : m’étais-je trompé ? Avais-je mal vu ? Avais-je fait tout ce long chemin à la poursuite d’une illusion, d’un mirage - pour rien ? J’avais presque décidé d’abandonner, de renoncer, de rentrer chez moi ; je voulais seulement me rendre une fois au palais pour m’assurer qu’il n’y avait pas de nouveau roi. C’est alors qu’Hérode, après avoir consulté les savants de son pays, m’a remis sur la bonne voie : je devais aller à Bethléem, et j’y trouverais le roi que je cherchais. Quelle surprise, mais quelle joie ! Je ne m’étais pas trompé.

Hérode : Oui, j’ai été surpris. Je suis le roi. Certains disent que je ne suis qu’un roi de paille, au service de l’empire romain. Mais enfin, c’est moi qui ai la charge de ce pays ; c’est moi qui l’administre, qui y règne, et à ma mort, mon trône reviendra à mes descendants, comme il se doit. Alors, j’ai été surpris, très désagréablement surpris, quand ce mage est entré au palais en demandant à voir le roi nouveau-né. J’ai tout de suite compris ce que sa présence signifiait et que le mage lui-même, en étranger à Israël et son histoire, ne pouvait pas savoir. Cette naissance annoncée ne pouvait être que la naissance de celui que tout le peuple attendait depuis si longtemps, celui dont on disait qu’il délivrerait Israël de l’occupation romaine et rétablirait sur le trône la lignée de David. C’était certainement la naissance du Messie de Dieu. Mais vous rendez-vous compte de ce que cela impliquait pour moi et ma famille ? C’en était fini de nous. Nous allions être déchus de la royauté, on nous retirerait notre pouvoir et nos richesses, on nous chasserait de ce palais comme des mendiants pour y installer un nouveau roi. Jamais je n’avais entendu une aussi mauvaise nouvelle. Jamais je n’avais eu de pire surprise. C’est pourquoi j’ai imaginé un stratagème : j’allais aider le Mage à trouver l’enfant, puis, une fois qu’il l’aurait trouvé, l’amener à tout me dire pour que je puisse anéantir cette menace terrible qui pesait sur moi.

Le Mage : Je n’avais jamais été aussi heureux. Mais j’ai aussi compris rapidement tout ce que cette naissance signifiait, et que j’aurais d’ailleurs dû comprendre dès le début. En quoi la naissance du nouveau roi d’une obscure nation du Moyen-Orient me concernait-elle, moi le Mage venu de si loin, comme vous qui vivez si loin, loin de la terre d’Israël, loin du sort et de l’histoire de ce petit peuple ? Elle ne pouvait me concerner que s’il s’agissait de quelque chose de bien plus grand, que si le pouvoir de ce roi ne se limitait pas au pouvoir temporel d’Hérode. Elle ne pouvait me concerner que si dans ce nouveau-né venu au monde dans des circonstances mystérieuses, loin des palais de Jérusalem, s’accomplissait le dessein d’une puissance bien supérieure ; une puissance à laquelle non seulement Hérode, mais l’empereur romain lui-même sont soumis sans le savoir ou sans vouloir l’admettre. Il fallait qu’il en soit ainsi, pour que ce roi soit aussi mon roi. J’ai compris que la royauté de ce roi dépassait de loin les frontières d’Israël ou même celles de l’empire, qu’elle n’était pas une question de nationalité, qu’elle ne connaissait pas de limites. J’ai compris que la royauté de ce roi, mon roi, déjouait les attentes des hommes qui l’espéraient riche et puissant, et que pour cette raison elle était bien au-delà des aléas de l’histoire et des revers de fortune, que rien ne pouvait l’atteindre. Et j’ai tout d’un coup vu le roi Hérode tel qu’il est vraiment : un petit roitelet sans importance mais avide de pouvoir, agrippé à ses prérogatives, à la merci de l’empereur romain, persuadé qu’il n’y a rien de plus important dans ce monde que la puissance, la richesse, le statut social, et prêt à tout pour les conserver.

Hérode : La naissance d’un enfant insignifiant dans un village insignifiant, qu’est-ce que c’est au regard de l’histoire des peuples ? Et pourtant, celle-ci a déchaîné mes pires craintes. Oui, j’ai eu peur. On envie souvent les puissants de ce monde ; mais on oublie combien leur puissance est fragile, précaire. On oublie combien il faut de prudence, de prévoyance, de calculs, d’intrigues pour conserver ce pouvoir qui attire tant de convoitises, suscite tant de jalousies. J’étais prêt à faire face à un coup d’état ou à une révolte ; mais je n’avais pas pensé à me prémunir contre ce fait si anodin, si banal : la naissance d’un petit garçon dans un village de paysans. J’aurais pu dire au Mage qu’il se trompait, qu’il n’y avait pas d’autre roi en Israël que moi ; j’aurais pu lui dire que j’étais désolé qu’il ait fait ce long voyage pour rien, mais qu’il avait sans doute mal lu dans les astres. Je ne l’ai pas fait, car écarter le Mage n’aurait pas écarté la menace que faisait planer sur moi ce nourrisson. Ceux qui vivent dans les lieux de pouvoir ont l’habitude des complots ; alors j’ai imaginé le mien pour retrouver ma paix si fragile et si précaire que le moindre déséquilibre peut la rompre. J’ai décidé d’utiliser le Mage pour mettre à mort cet enfant. Après tout, qu’est-ce qu’un enfant si petit ? Il est à peine venu au monde, il ne sait pas même parler, il ne fait rien d’autre encore que manger et dormir. Si je le tue, ses parents en auront d’autres après lui pour les consoler de leur perte. Mais si je perds le pouvoir, je perds tout, et je mets en jeu l’avenir de tout un peuple, de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Ce petit garçon doit mourir.  
Le Mage : Hérode est victime de l’illusion qu’ont bien des puissants de cette terre ; il croit que sans lui, la course du monde irait droit à sa perte. Il croit qu’il est indispensable au bien commun. Il croit que l’intérêt du plus grand nombre, c’est-à-dire surtout le sien, vaut bien plus que la vie d’un nouveau-né qui a tout juste commencé à respirer et qui aurait aussi bien pu ne jamais venir au monde. Il est loin de se douter de ce dont je suis maintenant certain, que ce nouveau-né marquera l’histoire des hommes comme aucun roi ni aucun empereur ne l’a jamais fait et ne le fera jamais. Moi, je crois que le pouvoir de cet enfant est plus grand et plus vrai que celui du plus puissant des chefs d’état. Je vois bien tout ce que son existence a de menaçant pour le pouvoir politique ; elle met en valeur ses limites, son injustice, sa fragilité, son peu de durée dans le temps. Ce monde représenté par Hérode, devant cet enfant, sent combien il est précaire, et il est hors de question pour lui de l’admettre. Quant à moi, je suis allé au bout de mon voyage ; j’ai trouvé l’enfant, et devant lui, j’ai ressenti une joie indicible. J’ai vu dans cet enfant la réalité de l’amour infini de Dieu pour ce monde, de sa puissance plus vraie que toutes les puissances temporaires qui tentent de lui imposer leur marque. Il est temps pour moi de regagner mon pays. Je ne prendrai pas la route qui passe par Jérusalem, car je sais désormais que le pouvoir qu’elle abrite n’est qu’un pouvoir arbitraire et temporaire, bien limité et bien faible à l’échelle de l’univers. Je ne veux pas dire qu’il ne soit pas réel, ou qu’il soit mal en soi, mais que comme toutes choses, il est appelé un jour à être transformé par la puissance de vie qui vient de Dieu. Je prendrai une autre route, qui symbolise le chemin de vie nouveau qui s’ouvre à moi, pour être fidèle à cette transformation que j’espère, maintenant que je l’ai vue réalisée dans ce nouveau-né. Je ne sais pas comment cet enfant manifestera dans sa vie cette promesse, ni quel sort ce monde lui réservera ; ce dont je suis sûr, c’est qu’un peuple nouveau se formera, réunissant toute personne qui a vu la grâce de Dieu présente dans ce nouveau-né, et que ce peuple continuera de témoigner d’une puissance plus grande, d’un amour véritable, d’un Royaume de paix qui viendra un jour renverser toute injustice et effacer toute larme de nos yeux.