mardi 10 janvier 2012

Prédication pour l'Epiphanie

Prêchée à deux voix le samedi 7 décembre, dans la communauté luthérienne de Genève


Texte biblique : Mt 2,1-12

Le Mage : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c’est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple.

Hérode : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c’est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple.

Le Mage : Moi, le Mage, quelle surprise j’ai ressentie en entendant les grands prêtres et les scribes citer cette parole des prophètes ! Quand j’ai quitté ma terre d’Orient pour suivre l’étoile qui m’annonçait la naissance du roi de Juifs, je pensais tout naturellement que je le trouverais à Jérusalem, la capitale, dans son palais.

Hérode : Moi, Hérode, quelle surprise j’ai ressentie en entendant les grands prêtres et les scribes citer cette parole des prophètes ! N’est-ce pas moi qui suis le roi des Juifs ? Je suis déjà vieux ; comment pourrais-je venir de naître ? Et où pourrait-on me trouver ailleurs qu’à Jérusalem, ma capitale, dans mon palais ?

Le Mage : Oui, j’ai été surpris. Je suis un mage. C’est mon métier de scruter le ciel et d’observer le cours des astres ; alors, quand j’ai vu cette étrange étoile apparaître, j’ai voulu en avoir le cœur net et je l’ai suivie. Mais quand je suis arrivé ici, à Jérusalem, et que j’ai appris qu’aucun roi ne venait de naître, il a bien fallu que je me pose cette question : m’étais-je trompé ? Avais-je mal vu ? Avais-je fait tout ce long chemin à la poursuite d’une illusion, d’un mirage - pour rien ? J’avais presque décidé d’abandonner, de renoncer, de rentrer chez moi ; je voulais seulement me rendre une fois au palais pour m’assurer qu’il n’y avait pas de nouveau roi. C’est alors qu’Hérode, après avoir consulté les savants de son pays, m’a remis sur la bonne voie : je devais aller à Bethléem, et j’y trouverais le roi que je cherchais. Quelle surprise, mais quelle joie ! Je ne m’étais pas trompé.

Hérode : Oui, j’ai été surpris. Je suis le roi. Certains disent que je ne suis qu’un roi de paille, au service de l’empire romain. Mais enfin, c’est moi qui ai la charge de ce pays ; c’est moi qui l’administre, qui y règne, et à ma mort, mon trône reviendra à mes descendants, comme il se doit. Alors, j’ai été surpris, très désagréablement surpris, quand ce mage est entré au palais en demandant à voir le roi nouveau-né. J’ai tout de suite compris ce que sa présence signifiait et que le mage lui-même, en étranger à Israël et son histoire, ne pouvait pas savoir. Cette naissance annoncée ne pouvait être que la naissance de celui que tout le peuple attendait depuis si longtemps, celui dont on disait qu’il délivrerait Israël de l’occupation romaine et rétablirait sur le trône la lignée de David. C’était certainement la naissance du Messie de Dieu. Mais vous rendez-vous compte de ce que cela impliquait pour moi et ma famille ? C’en était fini de nous. Nous allions être déchus de la royauté, on nous retirerait notre pouvoir et nos richesses, on nous chasserait de ce palais comme des mendiants pour y installer un nouveau roi. Jamais je n’avais entendu une aussi mauvaise nouvelle. Jamais je n’avais eu de pire surprise. C’est pourquoi j’ai imaginé un stratagème : j’allais aider le Mage à trouver l’enfant, puis, une fois qu’il l’aurait trouvé, l’amener à tout me dire pour que je puisse anéantir cette menace terrible qui pesait sur moi.

Le Mage : Je n’avais jamais été aussi heureux. Mais j’ai aussi compris rapidement tout ce que cette naissance signifiait, et que j’aurais d’ailleurs dû comprendre dès le début. En quoi la naissance du nouveau roi d’une obscure nation du Moyen-Orient me concernait-elle, moi le Mage venu de si loin, comme vous qui vivez si loin, loin de la terre d’Israël, loin du sort et de l’histoire de ce petit peuple ? Elle ne pouvait me concerner que s’il s’agissait de quelque chose de bien plus grand, que si le pouvoir de ce roi ne se limitait pas au pouvoir temporel d’Hérode. Elle ne pouvait me concerner que si dans ce nouveau-né venu au monde dans des circonstances mystérieuses, loin des palais de Jérusalem, s’accomplissait le dessein d’une puissance bien supérieure ; une puissance à laquelle non seulement Hérode, mais l’empereur romain lui-même sont soumis sans le savoir ou sans vouloir l’admettre. Il fallait qu’il en soit ainsi, pour que ce roi soit aussi mon roi. J’ai compris que la royauté de ce roi dépassait de loin les frontières d’Israël ou même celles de l’empire, qu’elle n’était pas une question de nationalité, qu’elle ne connaissait pas de limites. J’ai compris que la royauté de ce roi, mon roi, déjouait les attentes des hommes qui l’espéraient riche et puissant, et que pour cette raison elle était bien au-delà des aléas de l’histoire et des revers de fortune, que rien ne pouvait l’atteindre. Et j’ai tout d’un coup vu le roi Hérode tel qu’il est vraiment : un petit roitelet sans importance mais avide de pouvoir, agrippé à ses prérogatives, à la merci de l’empereur romain, persuadé qu’il n’y a rien de plus important dans ce monde que la puissance, la richesse, le statut social, et prêt à tout pour les conserver.

Hérode : La naissance d’un enfant insignifiant dans un village insignifiant, qu’est-ce que c’est au regard de l’histoire des peuples ? Et pourtant, celle-ci a déchaîné mes pires craintes. Oui, j’ai eu peur. On envie souvent les puissants de ce monde ; mais on oublie combien leur puissance est fragile, précaire. On oublie combien il faut de prudence, de prévoyance, de calculs, d’intrigues pour conserver ce pouvoir qui attire tant de convoitises, suscite tant de jalousies. J’étais prêt à faire face à un coup d’état ou à une révolte ; mais je n’avais pas pensé à me prémunir contre ce fait si anodin, si banal : la naissance d’un petit garçon dans un village de paysans. J’aurais pu dire au Mage qu’il se trompait, qu’il n’y avait pas d’autre roi en Israël que moi ; j’aurais pu lui dire que j’étais désolé qu’il ait fait ce long voyage pour rien, mais qu’il avait sans doute mal lu dans les astres. Je ne l’ai pas fait, car écarter le Mage n’aurait pas écarté la menace que faisait planer sur moi ce nourrisson. Ceux qui vivent dans les lieux de pouvoir ont l’habitude des complots ; alors j’ai imaginé le mien pour retrouver ma paix si fragile et si précaire que le moindre déséquilibre peut la rompre. J’ai décidé d’utiliser le Mage pour mettre à mort cet enfant. Après tout, qu’est-ce qu’un enfant si petit ? Il est à peine venu au monde, il ne sait pas même parler, il ne fait rien d’autre encore que manger et dormir. Si je le tue, ses parents en auront d’autres après lui pour les consoler de leur perte. Mais si je perds le pouvoir, je perds tout, et je mets en jeu l’avenir de tout un peuple, de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Ce petit garçon doit mourir.  
Le Mage : Hérode est victime de l’illusion qu’ont bien des puissants de cette terre ; il croit que sans lui, la course du monde irait droit à sa perte. Il croit qu’il est indispensable au bien commun. Il croit que l’intérêt du plus grand nombre, c’est-à-dire surtout le sien, vaut bien plus que la vie d’un nouveau-né qui a tout juste commencé à respirer et qui aurait aussi bien pu ne jamais venir au monde. Il est loin de se douter de ce dont je suis maintenant certain, que ce nouveau-né marquera l’histoire des hommes comme aucun roi ni aucun empereur ne l’a jamais fait et ne le fera jamais. Moi, je crois que le pouvoir de cet enfant est plus grand et plus vrai que celui du plus puissant des chefs d’état. Je vois bien tout ce que son existence a de menaçant pour le pouvoir politique ; elle met en valeur ses limites, son injustice, sa fragilité, son peu de durée dans le temps. Ce monde représenté par Hérode, devant cet enfant, sent combien il est précaire, et il est hors de question pour lui de l’admettre. Quant à moi, je suis allé au bout de mon voyage ; j’ai trouvé l’enfant, et devant lui, j’ai ressenti une joie indicible. J’ai vu dans cet enfant la réalité de l’amour infini de Dieu pour ce monde, de sa puissance plus vraie que toutes les puissances temporaires qui tentent de lui imposer leur marque. Il est temps pour moi de regagner mon pays. Je ne prendrai pas la route qui passe par Jérusalem, car je sais désormais que le pouvoir qu’elle abrite n’est qu’un pouvoir arbitraire et temporaire, bien limité et bien faible à l’échelle de l’univers. Je ne veux pas dire qu’il ne soit pas réel, ou qu’il soit mal en soi, mais que comme toutes choses, il est appelé un jour à être transformé par la puissance de vie qui vient de Dieu. Je prendrai une autre route, qui symbolise le chemin de vie nouveau qui s’ouvre à moi, pour être fidèle à cette transformation que j’espère, maintenant que je l’ai vue réalisée dans ce nouveau-né. Je ne sais pas comment cet enfant manifestera dans sa vie cette promesse, ni quel sort ce monde lui réservera ; ce dont je suis sûr, c’est qu’un peuple nouveau se formera, réunissant toute personne qui a vu la grâce de Dieu présente dans ce nouveau-né, et que ce peuple continuera de témoigner d’une puissance plus grande, d’un amour véritable, d’un Royaume de paix qui viendra un jour renverser toute injustice et effacer toute larme de nos yeux.