Texte biblique : Luc 7,11-17
11Or,
Jésus se rendit ensuite dans une ville appelée Naïn. Ses disciples faisaient
route avec lui, ainsi qu'une grande foule. 12Quand il arriva près de la porte de la ville, on portait
tout juste en terre un mort, un fils unique dont la mère était veuve, et une
foule considérable de la ville accompagnait celle-ci. 13En la voyant, le Seigneur fut
pris de pitié pour elle et il lui dit : « Ne pleure pas ». 14Il s'avança et toucha le
cercueil ; ceux qui le portaient s'arrêtèrent ; et il dit :
« Jeune homme, je te le dis, sois relevé ». 15Alors le mort s'assit et se
mit à parler. Et Jésus le donna à sa mère. 16Tous furent saisis de crainte, et ils rendaient gloire à
Dieu en disant : « Un grand prophète s'est levé parmi nous et Dieu a
visité son peuple ». 17Et
ce propos sur Jésus se répandit dans toute la Judée et dans toute la région.
Julie : Quelle est votre assurance pour la retraite ? Ou, si vous êtes retraité, de quoi vivez-vous ? Avez-vous une assurance-vie ? Des actions ? Un plan d’épargne ? Avez-vous plutôt préféré investir dans l’immobilier ? Ou bien comptez-vous sur les cotisations ? Vivez-vous tant bien que mal d’une petite retraite ? Aujourd’hui, cette question ne concerne pas seulement les personnes en fin de carrière. Dès la fin des études, ou de la formation professionnelle, la perspective de la vie après la retraite fait des années de cotisation un enjeu crucial pour les jeunes actifs. Sans entrer dans les détails, un de mes grands soucis actuels, c’est d’avoir un emploi qui ne me permet pas de cotiser pour mes vieux jours. Et j’ai à peine 31 ans ! Les débats actuels sur la réforme des retraites suscitent déjà beaucoup d’inquiétudes. Alors imaginez-vous si, demain, la crise économique que traverse le monde empirait : les banques font faillite, le marché de l’immobilier s’effondre, les actions ne valent plus rien, et, d’un instant à l’autre, nous perdons tout. Nous voici sans aucune perspective d’avenir, sans aucun moyen de pourvoir aux besoins les plus essentiels.
Hyonou :
C’est exactement ce qui vient d’arriver à cette veuve de la petite ville de
Naïn. Bien sûr, la Bible ne nous parle pas de banques, d’actions ou de système
de retraite - pour la bonne raison que toutes ces choses n’existaient pas en
Galilée au temps de Jésus. Comme c’est encore le cas dans certains pays
pauvres, l’unique assurance vieillesse était d’avoir des enfants qui pourraient
prendre soin de leurs parents devenus âgés. En perdant son fils unique, la veuve
a tout perdu : non seulement son mari, déjà mort depuis quelque temps, non
seulement un enfant qu’elle aimait, mais aussi son seul moyen de survie. Elle
est comme l’un de ces rescapés d’une catastrophe naturelle qui, en quelques
secondes, n’ont plus rien : ni maison, ni famille, ni travail ; plus
rien d’autre que leur propre vie et la terreur face à un avenir qui n’est plus
un horizon plein de promesses, mais un horrifiant trou noir.
J. :
Comme toutes les grandes catastrophes, le deuil de la veuve de Naïn provoque un
élan de solidarité fragile où les autres habitants de la ville offrent ce
qu’ils peuvent offrir, c’est-à-dire leur présence et leur compassion. Ils
l’entourent et l’accompagnent jusqu’à la porte de la ville – le lieu qui sépare
le monde des hommes et le monde des bêtes sauvages, le monde des vivants et le
monde des morts. Au centre de ce cortège, il y a ce cercueil contenant ce fils
unique : cet espoir à enterrer, cette amitié fanée avant d’avoir pu
s’épanouir, cette force brisée avant d’avoir pu participer à la vie de la cité.
Et chacun des membres de ce cortège funèbre peut s’identifier à la souffrance
de la veuve : demain, cela pourrait être mon tour. Ce cortège pourrait
aussi être le nôtre. Au fond, nous partageons une même conception de la vie et
de ce qui en fait la saveur que les habitants de Naïn : des relations
humaines épanouissantes, une famille aimante, un travail qui nous fait vivre et
nous prépare une retraite confortable. Dans cette conception, même Dieu,
lorsque nous sommes croyants, n’est qu’un des accessoires nécessaires à notre
bien-être. Et nous aussi, nous vivons avec la perpétuelle crainte, non exprimée
mais bien présente, de la perte, de la séparation, du deuil, parce que nous
sommes conscients du caractère transitoire de ce que nous aimons et que sa fin
inévitable nous apparaît comme la fin de notre propre vie. « Si tu
mourrais, je n’y survivrais pas. » « Si je perdais mon travail, ma
vie n’aurait plus de sens. » « Si j’étais atteint de telle maladie,
j’aimerais mieux mourir que vivre la lente descente aux enfers de mon
organisme. » Dans cette perspective, notre vie ressemble à ce cortège se
dirigeant vers le rocher qui fermera la tombe de tout ce qui compte pour nous.
H. :
Mais en face de ce cortège de mort, un autre cortège apparaît. Il traverse le
désert et s’approche de la ville, venu de nulle part. Si l’on peut décrire le
cortège de mort comme le cortège de ceux qui s’attachent à tout, sauf à Dieu,
l’autre cortège qui vient à sa rencontre est composé d’hommes et de femmes qui
ont tout abandonné pour suivre l’homme de Dieu. Répondant à un appel, ils ont
quitté leurs proches, leurs villes, leurs synagogues ; ils ne possèdent
rien ; ils vivent sur les chemins, ne sachant pas le matin où ils
dormiront le soir ; quand ils ont faim, ils arrachent des épis de blé dans
les champs et les mangent crus. (J’espère que la vie dans le Val-de-Travers
sera tout de même un peu moins difficile.) Au centre de ce cortège se trouve,
non pas un cercueil, mais Jésus : celui qui, au matin de Pâques, vaincra
définitivement la mort. Imaginez-vous ces deux cortèges face à face, à la porte
de la ville : le cortège de la mort et le cortège de la vie. « Ne
pleure pas », dit Jésus à celle qui a tout perdu. Dans une telle
situation, cette parole est profondément choquante. Vous connaissez sans doute
le verset de Jérémie : « Dans Rama, on entend une voix plaintive, des
pleurs amers : c’est Rachel qui pleure ses enfants, et elle refuse d’être
consolée, car ses enfants ont disparu » (Jr 31,15). Ce verset aurait pu
être écrit pour cette veuve. Et un inconnu vient lui dire : « Ne
pleure pas » ! Rien n’aurait été plus incongru, plus déplacé que
cette parole, si elle n’avait pas été suivie du geste inattendu de Jésus :
il touche le cercueil, le cortège suspend sa marche, et l’inimaginable se
produit. Sur l’ordre de Jésus, le mort se relève et il parle.
J. :
Que vient de faire Jésus ? Il vient de faire quelque chose de beaucoup
plus important que de ressusciter un mort. Il a, nous dit l’évangile, donné le
fils à sa mère. La veuve n’est plus seule au monde et sans avenir. Pourtant,
elle n’est pas simplement revenue à sa vie d’avant. Un aspect essentiel a
changé. Elle ne peut plus continuer à vivre comme si son enfant n’était que sa
« production » (le « fruit de ses entrailles », comme
disent les Psaumes), l’unique membre de sa famille, son assurance vieillesse,
le support sur lequel elle projette tous ses rêves d’avenir. Son enfant est
désormais, avant tout, le don de Dieu. A travers ce don, la veuve reçoit son
avenir différemment : ce n’est plus celui qu’elle avait imaginé et
planifié, mais celui que Dieu lui donne comme une grâce. A travers ce don, sa
relation à son fils passe maintenant par le Christ : à chaque moment où
elle vivra la présence de son enfant comme un cadeau, là sera aussi présent le
Christ, en qui la vie est plus forte que la mort. Ouvrons une parenthèse :
pourquoi avons-nous été baptisés ? Pourquoi continuons-nous à demander le
baptême de nos enfants ? C’est parce que, dans ce sacrement, nous reconnaissons
que la vie qui naît n’est pas le produit de notre initiative, mais un don qui
nous est confié. Nous aussi, un jour, nous avons été portés par un cortège de
vie vers ce Dieu qui nous a offert à nos parents, à nous-mêmes, d’une manière
nouvelle.
H. :
Et il ne s’agit pas que du baptême, mais de toutes les dimensions de notre vie,
par exemple la préoccupation concernant notre vieillesse, qui peut nous
paraître éminemment profane. Nous avons un choix à faire : voulons-nous
porter notre vie, avec toutes ses facettes, comme un fardeau à assumer ou comme
un trésor qui nous aliène ? (Et souvenons-nous de l’avertissement que
Jésus nous donne dans l’évangile de Matthieu [6,20] : « là où est ton
trésor, là aussi sera ton cœur ».) Ou bien voulons-nous, au contraire, la
laisser toucher par la main de Dieu afin qu’elle nous soit donnée, à chaque
moment, comme un cadeau inattendu ? C’est peut-être là le plus grand
engagement de la vie chrétienne : ne pas aborder l’existence comme si elle
nous appartenait, comme si elle n’était faite que de nos projets, nos
relations, nos initiatives, nos visions d’avenir. Bien sûr, il doit y avoir des
projets, des relations, des initiatives et des visions d’avenir dans nos vies.
Mais gardons-nous de les vivre comme s’ils en étaient la finalité ; sinon,
notre existence toute entière ne serait qu’un long cortège de mort se dirigeant
inexorablement vers le tombeau. Nos engagements doivent être différents :
ils ne sont pas les nôtres, ils sont ultimement les engagements de Dieu à
travers lesquels nous recevons notre vie comme un cadeau. Dans l’évangile
d’aujourd’hui, le cortège de la vie absorbe le cortège de la mort pour n’en
faire plus qu’un. Et au centre de ce cortège se trouve le Christ, mort pour
nous sur la croix, ressuscité pour vaincre la mort à jamais, qui nous donne nos
existences et nous donne aussi les uns aux autres. Et la vie chrétienne
consiste à participer à ce cortège de la vie qui engloutit définitivement le
cortège de la mort. Faisons un pas pour entrer dans ce cortège de la vie - avec
l’aide de Dieu !
Amen.