jeudi 31 mars 2011

Le christianisme est-il une religion ?

Le christianisme, pas une religion ? Allons donc, en voilà une bien bonne ! Ai-je complètement perdu la tête ?

Peut-être avez-vous noté cette remarque faite par Hyonou au sujet du christianisme dans son dernier message :
"Certains théologiens, dont une part de moi-même, récuseraient ce terme de "religion" ".
Cela mérite bien quelques explications !

Si l'étymologie du mot "religion" est encore discutée, la tradition veut qu'il soit issu du latin "religare", qui signifie "relier", "établir un lien". Pour le dire avec les mots de Cicéron, « la religion est le fait de s'occuper d'une nature supérieure, que l'on appelle divine, et de lui rendre un culte » (De l'invention oratoire, II, 53-54 ou §160-162). La religion, c'est donc le lien établi par l'homme avec le divin, aux moyens de rites et de doctrines. Et dans cette formulation, tout le problème est déjà présent !

Puisque le diable, c'est bien connu, se cache dans les détails et que des querelles théologiques insurmontables éclatent pour un seul mot (comme le grand schisme de 1054 entre Église d'Orient et Église d'Occident, provoqué par la présence du terme "filioque" dans le texte du Credo), regardons cette phrase d'un peu plus près.

"C'est donc le lien établi par l'homme avec le divin" : premier problème ! Comment l'être humain - cet être si faible, si limité, si imparfait - peut-il, de lui-même, établir un lien avec Dieu - infiniment parfait et infiniment infini ? C'est une idée aussi peu réaliste que de s'imaginer que l'on pourrait cueillir la lune en tendant la main... "Aux moyens de rites et de doctrines" : en plus de s'imaginer qu'il peut s'élever jusqu'à Dieu, l'être humain pense maintenant qu'il peut contraindre Dieu par une série de rites qui "l'obligeraient" à accorder quelque chose à ceux qui les accomplissent ; et en élaborant des doctrines, il prétend définir ce que Dieu est. On pourrait alors dire que le Dieu auquel s'adresse la religion n'est qu'une construction dans laquelle l'être humain projette ses besoins et ses désirs.

Au contraire, le Dieu des chrétiens est un Dieu qui se révèle, d'abord par la Loi et les prophètes au peuple d'Israël, et surtout dans la personne de Jésus-Christ. En Jésus, Dieu fait homme accomplit ce qui était impossible à l'être humain : abolir la distance entre l'humain et lui. Dieu n'est pas un Dieu lointain vers lequel on s'élève, il est un Dieu qui se révèle en s'abaissant jusqu'à nous, un Dieu qui s'incarne dans notre humanité et dans notre faiblesse. La foi chrétienne, c'est l'accueil en soi de cette présence de Dieu.

Alors, dans ce sens-là, le christianisme n'est pas une religion !

Un petit lexique

Dans la suite du message d'hier (cf. ici), voici trois termes bien utiles dans la langue française :
  • "religion" : bouddhisme (même si tous les bouddhistes ne seront pas d'accord avec ce mot "religion"), judaïsme (même si quasiment tous les rabbins se plaindront de cette appellation "religion"), islam (tiens, tiens... j'ai honte, mais je ne sais pas comment les musulmans comprendraient le mot "religion"), christianisme (certains théologiens, dont une part de moi-même, récuseraient ce terme de "religion"), etc.
  • "confession" : à l'intérieur du christianisme (que je connais le moins mal), confessions orthodoxe, catholique romaine, protestante, catholique chrétienne, etc.
  • "dénomination" : à l'intérieur du protestantisme (que je connais encore un peu mieux), Eglises luthérienne, réformée, méthodiste, baptiste, pentecôtiste, etc.
Dans le même ordre d'idée, il convient de distinguer les deux mots "œcuménisme" et "interreligieux".
  • "œcuménisme" : mouvement intra-chrétien entre différentes confessions (la position de Hans Küng, théologien suisse, qui tente d'élargir la portée de cette notion à la dimension d'interreligieux, est minoritaire).
  • "interreligeux" : comme le nom l'indique, cela concerne les interactions entre différentes religions comme le dialogue chrétien-musulman par exemple.

mercredi 30 mars 2011

Petit exercice de calcul

Rassemblez dans une salle un musulman, un juif, un bouddhiste, un catholique, un orthodoxe et un protestant : combien y a-t-il de religions au total ? Si vous avez répondu "six", vous avez perdu. La bonne réponse est bien sûr quatre, puisque les trois derniers (catholique, orthodoxe et protestant) sont tous des chrétiens !

Ceci dit, si vous vous êtes trompés, soyez rassurés : vous n'êtes pas les seuls. Aujourd'hui, commentant la prise de position des représentants religieux contre le débat sur la laïcité de l'UMP, les médias n'ont pas cessé de parler de la tribune signée par "les six religions"...

mardi 29 mars 2011

Étranges étrangers

Pierre, apôtre de Jésus-Christ, aux élus qui vivent en étrangers dans la dispersion... 
(1 Pierre 1,1)

C'est un beau dimanche d'août. Hyonou et moi sommes mariés depuis quelques mois, et c'est ma première visite en Corée. Ce jour-là, nous nous rendons dans une petite église située dans la ville où habitent les parents de Hyonou. Ce n'est pas très loin, mais il n'y a pas de bus direct. Nous empruntons le vélo de mon beau-père ; Hyonou pédale, je suis installée sur le porte-bagages. Tout au long de notre parcours, je suis dévisagée par des regards insistants, d'ailleurs plutôt bienveillants ; certains me fixent, d'autres me sourient, beaucoup se retournent sur notre passage.

Ce trajet à vélo, dans mon souvenir, reste ma première expérience de ce que Hyonou vit souvent ici : l'étrangeté. Pas l'étrangeté comme on l'entend couramment, c'est-à-dire quelque chose de bizarre, mais l'étrangeté dans son sens premier : être étranger, ne pas se fondre dans le paysage, détoner. Et c'est une expérience qui enseigne quelque chose de fondamental sur ce que c'est qu'être chrétien. Luther l'écrivait déjà : la vie d'un chrétien dans ce monde est un pélerinage, une errance continue qui ne le mène jamais à un lieu dont il pourrait dire : "C'est ma patrie".

Je crois que ce serait une erreur de comprendre cette métaphore du pélerinage comme une lamentation pieuse sur les difficultés et les injustices de l'existence, cette "vallée de larmes", qui seront heureusement effacées dans l'au-delà. Au contraire, elle souligne une des caractéristiques fondamentales de la vie chrétienne : celui qui se reconnaît comme disciple du Christ appartient d'abord et avant tout au Royaume de Dieu. Ce Royaume n'est pas seulement, comme on l'entend parfois, le règne de Dieu qui s'établira sur terre après le retour du Christ. Le Royaume est aussi déjà là, et c'est l'Église, corps du Christ bien réel et bien présent dans le monde, qui est la manifestation visible de cette réalité nouvelle.

On devine alors le sens premier de la citation biblique mise en exergue de ce message ainsi que des mots de Luther : si les "élus" (littéralement "ceux qui ont été appelés") vivent "en étrangers dans la dispersion", si la vie des chrétiens n'est qu'un long voyage sans port d'attache, c'est parce que celles et ceux qui suivent le Christ sont citoyens d'un Royaume invisible. Ce Royaume n'a ni territoire, ni frontière, ni langue, ni État, mais il s'incarne dans une communauté d'individus appelés en à faire la réalité la plus importante de leur vie : l'Église. Et cette citoyenneté fondamentale, qui prime sur toute autre appartenance, fait d'eux des étrangers jusque dans leur propre patrie.

Dans les récentes déclarations du ministre de l'Intérieur sur la laïcité, qui visent particulièrement l'islam et sa visibilité, je suis profondément gênée par une certaine conception d'une société où l'on n'aurait pas le droit de paraître différent, où l'expression de la foi personnelle n'aurait pas sa place. Et je ne peux m'empêcher de soupçonner que si l'islam est si régulièrement visé par des déclarations de ce type de la part de nos politiques, c'est précisément parce que les musulmans pratiquants paraissent étrangers - justement pas au sens national du terme, mais parce que leur pratique religieuse, qui place de manière évidente l'ensemble de leur existence sous le signe de leur foi, les rend étranges aux yeux d'une société sécularisée qui ne veut plus entendre qu'elle n'est pas l'instance la plus importante de l'existence humaine.

Le christianisme, présent depuis bien plus longtemps dans cette société à laquelle il s'est intégré, assimilé, dans laquelle il s'est dissous, semble avoir perdu sa force d'interpellation vis-à-vis des tentations totalitaires de celle-ci. Et pourtant, appartenir à l'Église du Christ, c'est placer au-dessus de tout sa fidélité à Dieu, ce Dieu dont nous croyons qu'il s'est pleinement révélé dans un homme condamné à mourir d'un atroce supplice. C'est, à cause de cette fidélité, relativiser tout ce qui compte dans la vie d'un être humain : le statut social, les biens matériels, et même les liens familiaux. C'est s'efforcer de vivre, dans la suite du Sermon sur la montagne, une vie de non-violence sans souci du lendemain. C'est rendre visible et manifeste, dans l'existence quotidienne, cette appartenance fondamentale à un Royaume plus grand que la société, plus grand que l'État. C'est vivre, et être perçus, en étranges étrangers.

Bavarder sur Dieu ?

"Qu'avons-nous dit, [...], ou que dit-on, quand on dit de toi ? Et malheur à ceux qui se taisent sur toi, puisque, bavards, ils sont muets (quid diximus, [...], aut quid dicit aliquis, cum de te dicit ? et uae tacentibus de te, quoniam loquaces muti sunt)" (Augustin, Confessions, I, iv, 4).
Cette phrase m'a surpris hier. Augustin développe un long paragraphe sur les aspects "contradictoires" chez Dieu : il est à la fois miséricordieux et juste, complètement caché et très présent, jamais neuf et jamais vieux, toujours en action et toujours en repos, etc. Tout concourt pour que nous reconnaissions que notre langage est si faible et inapproprié pour décrire Dieu que nous n'avons pas d'autre choix que de nous taire sur Dieu. En pensant parler de Dieu, nous parlons sans doute de tout autre chose que de Dieu.

La conclusion aurait dû être plutôt : malheur à ceux qui parlent de toi. Par ailleurs, à côté de la tradition théologique "parlante", était et est toujours présente une autre tradition qui privilégie le silence concernant Dieu.

Mais ce Dieu, aussi contradictoire et insaisissable qu'inexprimable dans notre faible langage humain, manifeste sa contradiction au plus haut point dans le fait qu'il se donne à notre pensée et à notre langage. Il n'a pas besoin de nous qui parlons de lui, mais il veut que nous parlions de lui ; il n'a pas besoin de notre amour, mais il veut que nous l'aimions. Il est un Dieu qui a "décidé" de ne pas être seul, de ne pas être sans l'être humain.

Ainsi, Augustin peut dire que ceux qui se taisent sur Dieu sont bavards sur tout sauf Dieu et qu'ils oublient le caractère de don, de pure grâce de notre existence dans nos paroles. Si imparfait que ce soit, notre langage est un don gratuit. Avec notre langage, nous serons toujours bavards. La question est : de quoi et comment bavarderons-nous ?

dimanche 27 mars 2011

Prendre le temps de bavarder


Deux moineaux dans un champ. Ils ne s'occupent pas des graines. En effet, l'un des deux a posé une question ; une question qui n'a rien à voir avoir avec les affaires du quotidien (le temps qu'il fait, ce qu'on va trouver à manger, les rapaces à éviter, tout ce que les moineaux appellent communément "essentiel" ou "vital").

L'autre moineau répond, et un bavardage s'installe. Un moment gratuit naît. Les moineaux se regardent et bavardent. Ils oublient un moment les graines à ramasser. Le temps qui passe commence à se faire entendre dans les paroles qui s'échangent et dans la mélodie du vent qui caresse les épis.

Penser et parler de Dieu et de l'homme en tant que son partenaire dans l'histoire, est-ce possible dans un endroit et un moment aussi inattendus qu'un champ sous le soleil ? Les paroles ne sont pas toujours assez soignées et suffisamment mûries, mais, comme chaque existence a sa place, chaque parole aussi.

Les deux moineaux aiment bavarder aussi sur des sujets qui demandent du temps pour être réfléchis. Petit à petit, de retour du champ, ils commencent à mettre les paroles glanées dans un coin de leur nid. Mûriront-elles un jour ?, s'inquiètent les moineaux. C'est alors que germe une idée : et si on les mettait par écrit...