dimanche 26 février 2012

Prédication pour le premier dimanche de Carême

Prêchée à l'Eglise Réformée d'Annecy, le 26 février 2012.
Lectures bibliques : Genèse 9,8-17 ; Marc 1,12-15.

 « Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne m’interroge, je le sais; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. » (Confessions XI, 17). Ces mots ne sont pas de moi. Ils ont été écrits, il y a environ 1600 ans, par un homme qui allait plus tard devenir saint Augustin. Et pourtant, nous avons probablement tous fait un jour l’expérience : comment répondre à un enfant qui vous demande : « Dis, c’est quoi le temps ? » Comment expliquer ce qu’est le temps ? Existe-t-il des choses qui sont hors du temps ? Pourquoi, parfois, quelques instants nous paraissent-ils durer une éternité, et pourquoi plusieurs heures peuvent-elles nous laisser l’impression de n’avoir duré que quelques minutes ? La question se complique encore quand on pense à un autre élément : Dieu. On dit que Dieu est éternel ; dans nos Bibles protestantes, c’est même un des titres les plus fréquents de Dieu : l’Eternel. Mais l’éternité fait-elle partie du temps ? Dieu partage-t-il notre temps ? Vous vous souvenez sans doute de cette belle formule que l’on trouve dans les psaumes : « Mille ans, à tes yeux, sont comme hier, un jour qui s'en va, comme une heure de la nuit » (Ps 90,4).

Rassurez-vous, je ne vais pas vous faire un exposé philosophique. Mais je crois que les textes que nous avons entendus tout à l’heure ont tous un point commun : ils nous enseignent quelque chose sur le temps.
Le texte de la Genèse, vous vous en souvenez, prend place à la fin du récit du Déluge. Quand on pense au Déluge, on en retient souvent surtout le côté « folklorique » : le gros bateau de bois, les couples d’animaux que Noé y fait monter (même la clinique vétérinaire qui soigne notre chat s’appelle « l’Arche de Noé »), les eaux qui submergent la terre, la colombe qui rapporte enfin un rameau d’olivier, signe que la crue est finie. Mais essayons de nous remémorer un peu plus précisément de quoi il s’agit. Tout d’abord, qui est Noé ? Je crois que ce n’est pas un hasard s’il est difficile de répondre à cette question. A part nous dire qu’il est le fils d’un homme nommé Lamek, voici les seules informations que nous donne la Bible sur Noé : « Noé, homme juste, fut intègre au milieu des générations de son temps. Il suivit les voies de Dieu. Il engendra trois fils : Sem, Cham et Japhet. » (Gn 6,9-10). Et un peu plus loin, on apprendra que Noé était âgé de six cents ans au moment du Déluge, et a vécu en tout neuf cent cinquante ans - un âge canonique, comme on dit, qui est à comprendre dans le langage symbolique qu’utilisent les premiers chapitres de la Bible et qui nous indique que la vie de Noé, homme juste aux yeux de Dieu, n’a pas été loin de la plénitude et de la perfection. Neuf cent cinquante ans, c’est une période considérable. Si vous avez, comme moi, des souvenirs lointains des cours d’histoire, vous vous rappelez sans doute qu’il a fallu un certain temps pour parcourir l’histoire de France depuis l’an 1060 jusqu’à nos jours : entretemps, il y a eu tant de rois, tant de batailles, tant d’événements qui ont fait que la France est celle que nous connaissons aujourd’hui. Et pourtant, de ces neuf cent cinquante ans de la vie de Noé, la Bible ne nous raconte qu’une période d’environ un an, depuis le moment où Dieu ordonne à Noé de construire une arche jusqu’au moment où Noé célèbre la nouvelle alliance entre Dieu et l’humanité, à la fin du Déluge. Comme si ce qui importait, ce n’était pas la durée du temps, mais au contraire sa qualité, son intensité, sa densité. Et que peut-on imaginer de plus intense que d’être, comme Noé, témoin de la destruction du monde et de sa renaissance ? D’être le partenaire que Dieu choisit pour préserver de la mort le meilleur de sa création ? D’être aussi celui avec qui Dieu renouvelle son alliance quand l’eau se retire et que la vie reprend ? Pendant toute cette année, Noé a vécu entre la conscience de l’extrême fragilité de la vie et la grande proximité de Dieu, présence à la fois terrifiante et protectrice. C’est sans doute pour cela que la Bible ne s’attarde que sur cette brève année de la longue existence de Noé : elle a été unique et déterminante ; elle a été, sans doute, à la fois l’année la plus longue et la plus mémorable de toute sa vie - pas parce qu’elle a été réellement plus longue que les autres, mais parce qu’elle a été particulièrement intense en expériences à la frontière de la vie et de la mort, du temps de Dieu et du temps des hommes. Elle a été déterminante aussi parce qu’elle aboutit au pacte décisif de Dieu avec sa création : plus de destruction, plus de période pour effacer toute vie de la surface de la terre. Cette nouvelle alliance, cette réconciliation, est définitive. A la fin de cette longue et terrible année, l’avenir s’ouvre sur une terre neuve pour la création de Dieu. Après la mort et l’angoisse, à travers la faveur et la protection de Dieu, c’est une véritable renaissance.
Tournons-nous maintenant vers les brefs versets de l’évangile de Marc. Nous nous trouvons juste après le récit du baptême de Jésus dans le Jourdain, où la voix de Dieu s’est faite entendre pour le déclarer son Fils bien-aimé. Et, nous raconte Marc, « aussitôt l’Esprit le pousse au désert. Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient. » Tout à l’heure, nous avions noté que l’année du Déluge était la seule de la longue vie de Noé que racontait la Genèse. Ici, au contraire, sur tout l’évangile, ces quarante jours de la vie de Jésus n’occupent que deux petits versets. On peut tout de même faire quelques remarques sur ce temps mystérieux de la vie de Jésus. Tout d’abord, il dure quarante jours. Quarante jours, comme les quarante jours pendant lesquels la pluie est tombée sans discontinuer lors du Déluge ; mais aussi comme les quarante ans pendant lesquels le peuple d’Israël, guidé par Dieu, a traversé le désert vers la Terre promise. Je ne vais pas revenir sur le Déluge, mais j’aimerais dire quelques mots du séjour d’Israël au désert. Comme l’expérience de Noé, cette expérience a été particulièrement intense. Le peuple est allé d’épreuve en épreuve, comme l’épisode du veau d’or ou celui des serpents venimeux qui envahissent le camp. En même temps, ce temps d’épreuves a été celui d’une proximité extraordinaire avec Dieu, toujours présent au sein du peuple : dans la colonne de feu ou de nuée qui marche à sa tête les jours où il faut avancer, dans le sanctuaire, la tente de la Rencontre, les jours où l’on reste sur place. Quant il écrit le récit qu’on appelle souvent la « tentation au désert », Marc sait sans doute que l’expérience de Jésus et celle du peuple d’Israël sont similaires. Comme Noé a été confronté à la mort et à la destruction, comme Israël a affronté des épreuves, Jésus au désert est face à face avec Satan. Mais comme Noé a été protégé par Dieu, comme Israël a été guidé par Dieu, Jésus au désert est servi par les anges. Contrairement aux évangiles de Matthieu et de Luc, Marc ne nous donne aucun détail sur ce qu’il s’est exactement passé au cours de ces quarante jours, pas plus qu’il ne nous donne de détail sur ce qu’il se passe exactement quand Jésus se retire à l’écart pour prier. Cela fait partie de l’intimité de sa relation avec Dieu. Mais ce temps est un temps préparatoire pour Jésus, le temps qui suit immédiatement son baptême et qui précède le début de sa vie publique, de son enseignement, de ses miracles. Pour Jésus, ce temps a sans doute été également un temps intense. Il débouche sur cette année de sa vie terrestre qui, comme l’affirme la foi chrétienne, a été tellement décisive pour l’humanité et pour sa relation à Dieu. Si Dieu a promis à Noé qu’il n’y aurait plus de Déluge, qu’il ne provoquerait plus la mort et la destruction de la terre entière, désormais il anéantit la mort elle-même en ressuscitant le Christ d’entre les morts.

Peut-être pourrait-on dire, alors, que le temps de Dieu ne se mesure pas en quantité. Ce n’est pas que Noé ait vécu neuf cent cinquante ans qui importe ; ce n’est pas que le peuple d’Israël soit un peuple vieux de plusieurs milliers d’années qui importe ; ce n’est pas que le Christ ait vécu trente-trois ans qui importe. Ce qui compte, et ce qui est vraiment le temps de Dieu, c’est le temps intense, un temps d’une qualité particulière où tout semble exacerbé, et où Dieu se fait tout proche. C’est un temps qui peut être bref, mais qui a des conséquences décisives pour l’avenir tout entier, en lui ouvrant une vie nouvelle que rien ne pourra plus détruire. Parmi nous, certains ont peut-être déjà fait l’expérience de ce temps intense. Un temps pendant lequel on sent à nouveau le véritable goût de la vie. Un temps où l’on sent ses besoins quotidiens simplifiés, épurés, concentrés sur ce qui est vraiment essentiel. Un temps pendant lequel Dieu se fait incroyablement présent. Aujourd’hui, nous sommes le premier dimanche de Carême. Nous entrons dans cette période de quarante jours qui nous conduira jusqu’à Pâques. Alors, que les quelques semaines qui vont suivre soient pour nous le temps de Dieu, un temps de qualité, un temps pour vivre intensément, pour aimer intensément, pour s’ouvrir largement à la présence de Dieu dans ce monde et dans l’humanité. Un temps qui aboutira à la joie de Pâques et à la victoire définitive du Christ sur les forces de mort qui traversent notre monde. Un temps pour entrer à nouveau dans l’alliance inébranlable de Dieu.

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