dimanche 9 février 2014

"Tentation" ? A propos de la nouvelle traduction catholique romaine du Notre Père


(Hans-Christoph Askani)
Les interventions tant explicatives que contestataires se multiplient autour de la nouvelle traduction officielle liturgique de la Bible de l’Église catholique romaine, parue en novembre 2013. La prière « Notre Père » y est modifiée. Cela au détriment du texte œcuménique adopté en 1966 dans les pays francophones. La révision de la sixième demande est au cœur du débat : « Et ne nous soumets pas à la tentation » devient « Et ne nous laisse pas entrer en tentation ».
Un article fort intéressant est paru à ce sujet. Il s’agit d’un texte de Hans-Christoph Askani, professeur de la théologie systématique à la faculté de théologie de l’université de Genève :  "Une tentation demi-écrémée. A propos de la nouvelle traduction du Notre Père"C’est un texte provisoire dont la version définitive sera publiée dans la revue Etudes théologiques et religieuse (ETR) cette année. Il montre, à notre avis, de manière juste et approfondie les enjeux autour de cette nouvelle traduction.
Vous en trouverez ci-dessous deux compte-rendus : le premier, par Julie, résume les enjeux d'une manière qui essaie d'être synthétique ; le second, de Hyonou, entre un peu plus dans les détails. Vous pouvez trouver l’article provisoire dans son intégralité en cliquant ICI (sous la rubrique « Publications récentes »). N’hésitez surtout pas à le lire ; nous ne pouvons jamais trop recommander ce théologien !


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Résumé (synthétique)

A l'origine de cette traduction révisée du Notre-Père, une prise de position : si Dieu est bon, alors il ne peut pas vouloir nous induire en tentation. C'est pourquoi le texte proposé dans la nouvelle Bible liturgique catholique romaine est passé de "Ne nous soumets pas à la tentation" à "Ne nous laisse pas entrer en tentation", une formulation qui laisse la responsabilité finale d'entrer ou non en tentation à la personne qui prie et non à Dieu. 

La question de la traduction

Le premier problème posé par cette révision est un problème de taille : il s'agit bien de traduire le texte grec, en y restant aussi fidèle que possible. Or, le grec de l'évangile de Matthieu est sans ambiguïté : "Ne nous soumets pas à la tentation" et il n'y a pas moyen, de quelque manière qu'on s'y prenne, de traduire "Ne nous laisse pas entrer en tentation". C'est tout simplement impossible.

Par quel tour de passe-passe parvient-on donc à justifier cette traduction ? On part du raisonnement suivant : Jésus, selon toute vraisemblance, ne parlait pas grec, mais plutôt hébreu ou araméen. Il n'a donc jamais dit le Notre-Père dans les mots rapportés par l'Evangile de Matthieu, mais un équivalent en araméen. L'idée est donc d'effectuer ce qu'on appelle, en exégèse, une rétroversion : c'est-à-dire qu'on propose, à partir du grec, une hypothèse de ce qu'aurait pu être l'original araméen. C'est par ce biais qu'on arrive à la nouvelle traduction, en reconstituant un texte araméen qui dirait quelque chose comme "Ne nous laisse pas entrer en tentation." 

Le gros problème est le suivant : au lieu de se baser sur le seul texte dont on dispose - le grec de l'évangile de Matthieu - on fait une hypothèse de reconstitution (avec toutes les précautions et la marge d'erreur que cela suppose) à laquelle on décide d'accorder plus de valeur qu'à l'unique texte original, le texte grec !

Cela pose évidemment une question fondamentale : quel statut accordons-nous au texte biblique ? Sommes-nous prêts à nous laisser bousculer par un texte qui nous dérange, ou bien tentons-nous par tous les moyens de faire coller le texte à nos idées préconçues ?

La question théologique

L'intention de dégager Dieu de toute responsabilité dans la tentation, dans laquelle l'être humain pourrait ou non choisir librement d'entrer, peut paraître louable. Cependant, est-ce que cette intention traduit une juste compréhension de la tentation ? S'agit-il ici des tentations morales de la vie quotidienne (manger encore un carré de chocolat, tromper son conjoint) ou d'une tentation plus fondamentale qui est constitutive de la relation à Dieu ? Une tentation qui, comme le montrent par exemple les récits bibliques de la tentation de Jésus au désert ou de sa prière au mont des Oliviers, serait la tentation de vouloir définir soi-même l'identité de Dieu, sa volonté ou sa relation avec lui ? 

Dans ce cas, cette nouvelle traduction, en voulant "protéger" Dieu d'un rôle de tentateur, céderait précisément à cette tentation : celle de vouloir maîtriser l'image de Dieu en en effaçant les zones d'ombres qui nous déplaisent.


Julie
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Compte-rendu (un peu plus détaillé)

Selon l’auteur, l’idée principale sous-jacente à la révision de la 6e demande du Notre Père est la suivante : des tentations existent, mais Dieu ne peut être leur auteur. La nouvelle traduction veut montrer un « Dieu beaucoup moins “malveillant” […] moins actif dans les affaires de la tentation » (p. 1-2).
L’auteur examine la légitimité de cette révision à travers les enjeux philologique, œcuménique et théologique (l’a. met de côté les enjeux poétique et liturgique dans cet article).

Aspect philologique
L’a. explique la situation textuelle : le texte du Nouveau Testament écrit en grec peut être repensé à partir de l’araméen et/ou de l’hébreu, car Jésus a dû parler et prier en ces langues sémitiques. Il expose également les méthodes dont on dispose pour mener cet examen philologique pour les textes bibliques. 
Les données sont pourtant claires : « La majorité écrasante des occurrences du mot [ndlr : celui qui est traduit en français comme « soumettre » ou « laisser entrer »] a le sens causatif : apporter, faire entrer » (p. 3). La conclusion, de manière ironique mais tout à fait juste, est pour le moins surprenant : « […] si la nouvelle traduction est juste, alors le texte biblique est fautif. Les évangélistes Matthieu et Luc se sont trompés ! […] en traduisant maladroitement une hypothèse de traducteurs. Car […] le texte dans la forme présupposée [ndlr : la nouvelle traduction du mot] en hébreu n’existe pas. C’est le coup de génie dont j’ai parlé : on a inventé (ou construit) un nouveau texte original » (p. 4). 

Aspect œcuménique
En retraçant l’origine et le processus de la nouvelle traduction, l’a. fait comprendre qu’il s’agit d’une initiative dont la perspective et l’horizon sont de l’Église catholique romaine. Il souligne la légitimité de cette entreprise en notant que cela reflète la situation œcuménique actuelle où on constate un certain tassement de l’enthousiasme après Vatican II.
L’a. n’oublie pas de saluer l’Église catholique, « soucieuse […] de ne pas mettre les frères et sœurs des autres confessions devant un fait accompli », qui a sollicité l’avis, respectivement auprès de la Fédération protestante de France (FPF) en 2010 et de la Fédération des Églises protestantes de Suisse (FEPS) en 2011. Concernant la question œcuménique, la critique de l’a. se dirige vers sa tradition : «  […] en France par exemple une consultation des Églises protestantes n’a pas eu lieu ; en Suisse, les facultés de théologie n’ont jamais été consultées ; [la FPF et la FEPS] signalaient cependant que l’on ne voyait pas de problèmes majeurs dans la nouvelle version » (p. 5). Cette attitude pose un grave problème pour l’a., car elle fait surgir des questions qui bouleversent « l’image que normalement les protestants se font d’eux-mêmes » (ibid.).
L’a. prend comme un des exemples symptomatiques la question du sola scriptura (« Écriture seule », une des idées fondamentales de la Réforme au 16e siècle) : « […] la question du rapport à l’Écriture n’est pas une question formelle, elle est la question : sommes-nous prêts à nous laisser dire quelque chose par le texte biblique, même si cela ne nous arrange pas ? Sommes-nous prêts à nous laisser bouleverser, réorienter – au plus profond – renouveler par la parole de Dieu, ou est-ce que c’est nous-mêmes qui sommes le critère de ce que le texte biblique a à dire (et a le droit de dire) ou non. C’est au fond cette question qui est l’enjeu du débat actuel autour du Notre Père » (p. 5, n. 6). L’a. passe sans attendre à la question la plus importante.

Aspect théologique
Selon l’a., au cœur de la problématique concernant la nouvelle traduction de la 6e demande du Notre Père se trouve un grand malentendu sur la signification de la tentation dans cette prière. Il ne s’agit pas ici de tentations « mondaines » ou morales (jeux vidéo, pédophilie, exploitation de la terre, recherche du profit, etc.) mais d’une « tentation beaucoup plus sérieuse […], la tentation […] que nous courons avec notre foi ; un risque, un pari, un excès auxquels nous sommes confrontés si nous croyons en Dieu – et seulement de cette manière-là. La tentation “Dieu”, pour le dire en un mot » (p. 6).
Car la vie chrétienne ne se réduit pas à un comportement moral ; elle est de bout en bout un chemin pour la découverte de Dieu où non seulement « le vrai défi mais aussi le vrai abîme de la foi entrent en jeu » (ibid.). Défi, car avec la foi, l’homme s’ex-pose – c’est-à-dire qu’il risque de sortir de lui-même pour un déplacement existentiel – à la rencontre avec Dieu. Mais aussi, abîme, car celui qui croit  ne connaît pas seulement la joie de vivre avec Dieu, mais « aussi – et plus profondément que celui qui ignore cette dimension – le doute, le désespoir, le néant, l’angoisse, l’illusion, la fausse consolation, l’orgueil, la confusion de l’homme avec Dieu » (ibid.). La foi et la tentation sont indissociables ; plus la foi devient sérieuse, plus la tentation le devient aussi.
Selon l’a., la nouvelle traduction du Notre Père correspond au projet de l’homme moderne qui veut « à tout prix chasser tout l’ombre d’une expérience de Dieu » dans la perspective de mettre toute réalité dans sa maîtrise ; le plus grand souci de l’homme moderne est « de protéger non seulement l’homme contre les tentations, mais Dieu aussi et Dieu surtout ! Qu’il n'ait rien à faire avec les tentations ! Qu’il soit disculpé ! Qu’il se contente de se tenir devant la porte qui conduit à une zone dangereuse ! Qu’il occupe dans le sens littéral du mot – une place marginale » (p. 7).
(Jérôme Bosch, "Tentation de St Antoine")
L’a. illustre ces propos en examinant deux textes bibliques : récit de la tentation de Jésus dans le désert (Mt 4,1-11) et celui de Gethsémani (Mc 14,32-42 et parallèles). Il montre que ce qui est en jeu dans ces récits est le rapport de Jésus avec Dieu. Face au désespoir de sa condition humaine ou de son destin, Jésus choisit d’accepter que Dieu soit son Dieu.

L’a. propose de comprendre la 6e demande du Notre Père à la lumière de ces tentations que Jésus a vécues : « non pas que la tentation nous soit épargnée, mais que Dieu dans la tentation continue à être notre Dieu ! Et non seulement un Dieu lointain, mais le Dieu auquel nous pouvons nous adresser ; avec lequel nous pouvons parler parce que Jésus nous a appris qu’il nous écoute » (p. 9).


Hyonou



Résumé et compte-rendu de l'article provisoire de Hans-Christoph Askani, "Une tentation demi-écrémée. A propos de la nouvelle traduction du Notre Père", ETR, 2014 (à paraître).

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