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mardi 25 février 2014

Lorsqu'un touriste coréen raconte l'histoire de l'onction à Béthanie...

Arcabas, Polyptique "Passion-Résurrection", 2e volet, 2003,
Montaigu (Scherpenheuvel), Belgique.
Image trouvée sur le site de l'Abbaye Notre-Dame de Leffe,
connue aussi pour sa bière, mmm...
D’abord, un mot d’explication. C’est sous forme d’un récit complètement imaginaire que la prédication a fait écho à l’histoire biblique ce dimanche. Il y a deux raisons pour ce choix inhabituel.

Premièrement, en tant que pasteur stagiaire, je suis constamment encouragé à faire des essais à la recherche de mon style et de mes limites. J’ai l’immense bonheur d’être, cette année, sous la « couverture » de mon maître de stage, pasteur René Perret, auprès duquel je ne cesse d’apprendre. Je suis heureux également de me trouver dans une paroisse dont l’atmosphère est bienveillante et fraternelle. C’est avec confiance que j’ai osé préparer une prédication sous une forme théâtrale que je n’avais jamais pensé être capable de faire. Mais soyez rassurés, mes prédications ne seront pas toujours aussi fantaisistes.

La deuxième raison concerne le contenu du message. En effet, je voulais nous inviter à réfléchir sur ce qu’on est en train de vivre, c’est-à-dire partager la foi chrétienne dans le Val-de-Travers, loin du pays de Jésus-Christ, en présence d’un pasteur stagiaire venu de Corée, également loin du pays de Jésus-Christ.

Soit dit en passant. Mon souci principal, en tant que prédicateur, reste toujours le même : prier pour recevoir la parole à partager, penser à quoi dire plutôt qu’à comment dire, chercher la manière la plus appropriée possible au message qui m’a touché.

(Ce message fait la suite de l'histoire brièvement racontée dans Elan du mois de février 2014 [télécharger ici]. A l'occasion d'un culte des jeunes, je l'avais élaborée un peu plus : "En haut de l'arbre, Zachée et un touriste coréen".)

Mc 14,1-9 (trad. BFC)

(Mot d’introduction) Nous sommes quelques jours avant la fête de la Pâque. Le temps de la mort et de la résurrection de Jésus est imminent. Jésus et ses disciples arrivent à Jérusalem en parcourant le pays. Juste avant l’arrivée, ils avaient traversé Jéricho, une ville située d’environ 25 kilomètres de l’est de la capitale. Un événement important s’y était produit : selon Matthieu et Marc, une guérison d’un ou deux aveugles avait eu lieu, tandis que, selon Luc, il y avait eu une rencontre extraordinaire entre Jésus et Zachée. Jésus est maintenant à Béthanie, un bourg tout près de Jérusalem, à moins de 3 kilomètres à l’est.

1On était à deux jours de la fête de la Pâque et des pains sans levain. Les chefs des prêtres et les maîtres de la loi cherchaient un moyen d’arrêter Jésus en cachette et de le mettre à mort. 2Ils se disaient en effet : « Nous ne pouvons pas faire cela pendant la fête, sinon le peuple risquerait de se soulever. »
3Jésus était à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux ; pendant qu’il était à table, une femme entra avec un flacon d’albâtre plein d’un parfum très cher, fait de nard pur. Elle brisa le flacon et versa le parfum sur la tête de Jésus. 4Certains de ceux qui étaient là furent indignés et se dirent entre eux : « A quoi bon avoir ainsi gaspillé ce parfum ? 5On aurait pu le vendre plus de trois cents pièces d’argent pour les donner aux pauvres ! » Et ils critiquaient sévèrement cette femme. 6Mais Jésus dit : « Laissez-la tranquille. Pourquoi lui faites-vous de la peine ? Ce qu’elle a accompli pour moi est beau. 7Car vous aurez toujours des pauvres avec vous, et toutes les fois que vous le voudrez, vous pourrez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours avec vous. 8Elle a fait ce qu’elle a pu : elle a d’avance mis du parfum sur mon corps afin de le préparer pour le tombeau. 9Je vous le déclare, c’est la vérité : partout où l’on annoncera la Bonne Nouvelle, dans le monde entier, on racontera ce que cette femme a fait et l’on se souviendra d’elle. »

(J’entre, tranquillement, en costume traditionnel coréen, chapeau à la tête, sac à dos – un carnet et un crayon dedans, appareil photo autour du cou. En prenant l’assemblée comme ses compagnons de voyage)

Quelle journée, encore, n’est-ce pas ! Vous le trouvez comment, vous, ce voyage en Israël ? Moi, franchement, ce n’est pas ce que j’attendais. Le programme prévoyait de nous faire visiter tous les lieux principaux du pays, mais je crois que notre guide-interprète s’en fiche complètement. Et d’ailleurs, à mon avis, il ne va pas bien.

Je vous l’ai déjà dit ; il est vraiment bizarre depuis ce qui s’est passé il y a une semaine à Jéricho. Oui, depuis qu’il a vu changer complètement ce petit homme. Comment il s’appelait déjà ? Ah, oui, Zachée, le chef des collecteurs d’impôts de la ville. Depuis que ce petit homme a donné la moitié de ses biens aux pauvres et réparé ses torts en remboursant quatre fois autant, le guide-interprète non plus, il n’est plus la même personne.

Et nous alors : normalement, en ce moment, nous devrions être en train de faire la fête à Jérusalem. La ville est en pleine préparation des cérémonies de la Pâque. Mais au lieu de nous faire visiter la capitale où les événements de l’année se passent, qu’est-ce qu’il fait ? Il suit un jeune prophète et sa bande de marcheurs. Et nous voilà dans une banlieue sans intérêt, où rien ne se passe ! Mais rien du tout ! Vous vous rappelez comment le guide-interprète nous a fait marcher ce matin ? Comment il nous a fait perdre une journée de voyage dans un endroit aussi paumé ?

Non, allez-y sans moi. Je suis un peu trop fatigué pour boire. J’aimerais plutôt passer une soirée tranquille pour écrire une lettre à ma famille en Corée. Bonne soirée et à demain !

(pose les affaires, prend cahier et crayon et commence à écrire)

Béthanie, 14e jour après la 2e pleine lune de l’année

Chérie,

Comment vas-tu ? Et les enfants ? Moi, je vais bien. Par contre, mon voyage prend une drôle d’allure depuis l’histoire à Jéricho que je t’ai racontée dans ma précédente lettre.

Je suis actuellement à Béthanie, tout près de Jérusalem. Normalement c’était prévu comme un village d’étape, mais notre guide-interprète ne cesse de bouleverser le programme ces jours-ci. A vrai dire, il ne s’intéresse plus à son travail de guide-interprète. Il ne pense qu’à un jeune prophète, prénommé Jésus, qu’il croit l’origine de l’événement à Jéricho. Il ne parle plus que de lui. Il fait tout pour le suivre, et moi, je n’ai pas d’autre choix que de le suivre comme les autres du groupe de voyage ! Et oui, qu’est-ce que je peux faire sans le guide-interprète ? La langue qu’on parle ici, pour moi, c’est de l’hébreu !

Ce matin, je croyais que nous irions enfin visiter Jérusalem. Mais non. Nous sommes restés à Béthanie. A peine arrivé à l’auberge où nous logeons, le guide-interprète nous a dit qu’il allait changer le programme de la journée – encore une fois – et que nous allions chez un lépreux du village. Mais ça va pas, non ? Je ne suis quand même pas venu en Israël pour voir des malades que je peux voir aussi chez nous !

Mais nous avons été finalement d’accord. Selon le guide-interprète, le jeune prophète, dont il est fou actuellement, est aussi un guérisseur hors du commun ; donc, s’il se rend chez un lépreux, selon lui, c’est évident : c’est pour le guérir. Le guide-interprète n’arrête pas de nous dire que ce jeune prophète est un homme exceptionnel, avec des forces incroyables, quelqu’un qui va peut-être libérer son peuple de l’emprise des Romains – les Romains ici, sont un peu comme les Chinois chez nous – et rétablir un royaume juste sur la terre.

Donc, j’ai passé toute la journée chez un lépreux. Appareil photo à la main, j’attendais le moment de la guérison miraculeuse… qui n’a jamais eu lieu. Mais un tout autre événement s’est produit.

Au milieu du repas, je vois une femme se rapprocher discrètement du jeune prophète à table. Elle fait un geste, et la maison est sens dessus dessous ! Je demande au guide-interprète ce qui se passe. Il me dit que la femme avait versé un flacon de parfum précieux sur la tête du prophète. Un parfum d’une valeur – écoute bien – d’environ un an de salaire ! Chérie, je te rassure ; apparemment, il n’y avait pas que moi qui pensais que ce gaspillage était insensé. Le guide-interprète était tout gêné de nous traduire les cris d’indignation des gens. La dureté des propos à l’égard de cette femme produisait un étrange contraste avec l’odeur si agréable du parfum répandue dans toute la maison.

Bouche bée, le guide-interprète tente de nous expliquer, ou plutôt il tente de comprendre. D’après la tradition de ce pays, il y aurait deux possibilités : soit la femme prend le jeune prophète pour un roi, soit elle le prend pour son amoureux.

Mais le vrai problème n’était pas là pour le guide-interprète. Ce qui l’a « achevé », c’est la phrase que le jeune prophète aurait prononcée comme son interprétation du geste de la femme : il va mourir ! le parfum versé serait la préparation de son corps embaumé pour le tombeau ! Alors là, le guide-interprète était fou furieux.

« Quoi ? Il va à Jérusalem pour mourir ? Ce Jésus, il nous crève le cœur ! Et nous ? Et moi ? Qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on va devenir ? Je commençais à croire que peut-être c’était lui, le Messie que nous attendions. Mais un Messie qui annonce sa mort avant même de combattre. On aura tout vu ! »

Chérie, je ne comprends pas ce qui se passe ici. Mais j’ai envie de te raconter cette histoire car cela me touche. Le geste de la femme, aussi bien insensé que beau, m’émeut. Ce jeune prophète, que le guide-interprète adore et déteste tour à tour, il m’intrigue.

Ah, il aurait aussi dit que « partout où l’on annoncera la Bonne Nouvelle, dans le monde entier, on racontera ce que cette femme a fait ». Je ne sais pas ce que c’est cette « Bonne Nouvelle », mais je suis sûr que l’histoire de la femme sera racontée au moins en Corée, puisque je te la raconte.

Ma chérie, tu me manques. Embrasse les enfants. Salue les amis. Je t’aime.

Je ramasse mes affaires et sors.

(Phrase musical)

Je rentre en courant, feuillette à la main.

Bonjour ! Excusez-moi, je voudrais envoyer un télégramme à ma femme en Corée. C’est urgent. Voici le texte.

Jésus mort (stop) cadavre disparu (stop) guide-interprète fou (stop) disciples de Jésus aussi (stop) auraient vu Jésus vivant (stop) raconte aux enfants.

(voix off, Dt 6,4.7) Écoute, peuple d’Israël : Le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur. […] Tu enseigneras [ses paroles] à tes enfants ; tu en parleras quand tu seras assis chez toi ou quand tu marcheras le long d’une route, quand tu te coucheras ou quand tu te lèveras.

Raconte aux autres.

(voix off, Ac 1,8b) Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’au bout du monde.

Raconte.

mardi 28 janvier 2014

En haut de l'arbre, Zachée et un touriste coréen...


(Voici le texte qui a servi de prédication lors du culte des jeunes à St-Sulpice le dimanche 26 janvier. Peut-être devrais-je dire qu'il s'agit simplement du "script", car il perd son côté vivant quand il est lu sans être joué. La suite de l'histoire est en préparation pour le culte du 22 février à Môtiers et du 23 février à La Côte-aux-Fées. Je m'y déguiserai un peu autrement.)


Luc 19,1-10
1Après être entré dans Jéricho, Jésus traversait la ville. 2Il y avait là un homme appelé Zachée ; c'était le chef des collecteurs d'impôts et il était riche. 3Il cherchait à voir qui était Jésus, mais comme il était de petite taille, il ne pouvait pas y parvenir à cause de la foule. 4Il courut alors en avant et grimpa sur un arbre, un sycomore, pour voir Jésus qui devait passer par là. 5Quand Jésus arriva à cet endroit, il leva les yeux et dit à Zachée : « Dépêche-toi de descendre, Zachée, car il faut que je loge chez toi aujourd'hui. » 6Zachée se dépêcha de descendre et le reçut avec joie. 7En voyant cela, tous critiquaient Jésus ; ils disaient : « Cet homme est allé loger chez un pécheur ! » 8Zachée, debout devant le Seigneur, lui dit : « Écoute, Maître, je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres, et si j'ai pris trop d'argent à quelqu'un, je vais lui rendre quatre fois autant. » 9Jésus lui dit : « Aujourd'hui, le salut est entré dans cette maison, parce que tu es, toi aussi, un descendant d'Abraham. 10Car le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ceux qui étaient perdus. »

Narrateur : Le lendemain, dans la même ville, un touriste coréen écrit ses impressions de voyage.
(Entrée d'un touriste coréen)
Je suis là, je suis là. Ah, les chameaux ne sont pas encore prêts ? Combien ? 5 minutes ? Ben… alors, j’aurai le temps de noter ce qui s’est passé hier. Il faut que je l’écrive.
On est le troisième jour après la deuxième pleine lune, et c’est le quinzième jour de voyage en Israël.
Donc… Entrée dans la ville de Jéricho particulièrement compliquée. Notre guide-interprète avait l’air drôlement embêté par les péagers. Oui, j’ai dû prendre un guide-interprète parce que la langue qu’on parle ici, pour moi c’est de l’hébreu. Il y avait aussi un gros bouchon à cause de l’affluence des chameaux. Je me suis dit : « Chouette, s’il y a autant de monde, c’est que ça doit être un coin touristique renommé ».
Le programme du jour était : un peu de shopping d’abord – c’est quand même important – avant d’aller voir les vestiges des murailles tombées au temps de Josué.
Tout est cher ici ! La ville prélève énormément d’impôts et de taxes sur tout, mais l’installation et l’entretien de la ville sont plus que médiocres. Je me demande ce qu’ils font de tout cet argent. C’est à croire qu’ils s’en mettent plein les poches.
Notre guide-interprète nous avait promis de nous conduire à la meilleure boutique de Jéricho, mais là, la rue était inondée de gens. Impossible d’avancer sans bousculer les autres. Impossible de rester en groupe. A un moment donné, je me trouve seul. Je panique !
J’allais crier pour retrouver mon groupe, mais à ce moment-là, un grand bruit éclate dans la foule. Et tout le monde se met à bouger dans la même direction. Je ne comprends pas ce qui se passe, et je ne vois rien. Les gens d’ici sont tous plus grands que moi !
Alors, j’aperçois un arbre pas très loin. Je grimpe pour voir où est mon groupe, où est notre guide-interprète. Mais là-haut, je me trouve en face d’un autre homme, pas quelqu’un de mon groupe, mais un autochtone. Point commun : nous sommes petits tous les deux. Différence : je suis complètement désespéré, lui, il semble espérer quelque chose.
Je monte un peu plus haut que lui pour voir mieux. Tout à coup, c’est le calme. Je veux saisir l’occasion pour crier, mais, une voix me retient. Au centre de la foule, quelqu’un a levé les yeux pour s’adresser à ce petit homme. Celui-ci descend de l’arbre comme s’il tombait.
J’ai d’abord pensé qu’il s’était égaré de son groupe comme moi et qu’il avait retrouvé son guide. Mais non. Quand mon groupe s’est enfin retrouvé après une longue journée de galère, notre guide-interprète nous a raconté ce qui s’était réellement passé. L’homme que j’ai rencontré en haut de l’arbre était un homme détesté par toute la population de la ville. Notre guide-interprète l’appelait de tous les noms possibles : « pourriture », « ordure », etc. Il nous racontait tout ça, parce que selon lui, cet homme avait complètement changé d’un instant à l’autre. Si j’ai bien compris, après un dîner. Peut-être devrais-je faire plus attention à ce que je mange ici.
Bon, j’ai du mal à comprendre qu’une personne change du jour au lendemain, surtout quand il s’agit de la bonne direction. Notre guide-interprète me dit qu’il était aussi du même avis, surtout avec cet homme qu’il traitait de tous les noms. Mais il avait l’air persuadé que c’était finalement possible.
Oui ? Ah, les chameaux sont prêts à partir ! Deux secondes, et j’arrive !
Bon, je vais écrire le reste demain. Ah, je note quand même un détail pendant que j’y pense : quand j’ai retrouvé le guide-interprète hier soir, il était dans un état… Le petit homme sur l’arbre lui aurait remboursé une sacrée somme d’argent. Le guide-interprète était tout heureux. Et depuis, il nous raconte plein d’histoires concernant l’autre homme au milieu de la foule. Oui, celui qui s’est adressé au petit homme sur l’arbre. Je me demande bien qui c’est, et ce qui a bien pu se passer entre eux.
Oui, oui, j’arrive !

mercredi 16 octobre 2013

On ne sème pas la plante adulte !


"Terre Nouvelle" est un service qui fait le lien entre chaque Eglise en Suisse romande et les Œuvres des Eglises protestantes en Suisse. Le samedi 12 octobre, l'équipe "Terre Nouvelle" de la paroisse du Val-de-Travers a célébré un culte en présence des représentants de l'Eglise presbytérienne de l'Ile Maurice qui nous ont apporté des témoignages de leurs vies et projets de l'Eglise.

Voici la prédication prononcée à ce culte. Le texte proposé cette année par le service "Terre Nouvelle" se trouve dans l'Epître de Paul aux Corinthiens (1Co 15,37-41 : 37Et ce que tu sèmes n’est pas la plante qui doit naître, mais un grain nu, de blé ou d’autre chose. 38Puis Dieu lui donne corps, comme il le veut et à chaque semence de façon particulière. 39Aucune chair n’est identique à une autre : il y a une différence entre celle des hommes, des bêtes, des oiseaux, des poissons. 40Il y a des corps célestes et des corps terrestres, et ils n’ont pas le même éclat ; 41autre est l’éclat du soleil, autre celui de la lune, autre celui des étoiles ; une étoile même diffère en éclat d’une autre étoile.)

***

Pour la jeune communauté chrétienne à Corinthe, à laquelle l’apôtre Paul a écrit le passage que nous venons d’écouter, l’idée de la résurrection causait apparemment des problèmes. Il y avait en effet des gens qui se demandaient avec quel corps nous allons être ressuscités. Entendons ici par le mot « corps », pas seulement cet aspect en chair et en os, mais tout ce qui fait un être humain en tant qu’une personne qu’on peut appeler par un nom (Julie, René, Francine, Kelly, Natacha...). Si je me permets de traduire la question qui a préoccupé l’Église de Corinthe et l’apôtre Paul il y a environ 2000 ans en langue moderne, voici une version possible : après la résurrection, est-ce que je serai toujours moi ? environ 1m60, myope, les yeux bridés, pas trop nul avec une raquette de ping-pong ? est-ce que je serai toujours ce moi, qui est enveloppé d’une grande bulle de souvenirs comme mon histoire personnelle et qui ne cesse de former de petits et grands projets pour demain, pour la semaine prochaine, pour l’été prochain, pour mes enfants, pour mes petits-enfants ?
Pour donner une réponse à cette question, l’apôtre Paul fait une comparaison avec le monde naturel. D’abord, il parle d’une plante et d’une graine, afin de dire qu’il s’agit de l’affaire de Dieu dans la question de la résurrection. Ensuite, il énumère la diversité dans la création.

Au cœur de cette analogie, il y a l’image d’une plante et d’une graine : on ne sème pas la plante qui va pousser, mais une graine. Le grain « meurt », comme on le disait à l’époque, pour qu’il y ait une autre vie. Nous ne pouvons pas exiger de Paul et ses contemporains l’étendue des connaissances botaniques que nous avons aujourd’hui. Intéressons-nous seulement à ce que l’apôtre veut dire par là. En effet, il s’oppose ici à une conception populaire à son époque concernant la vie et la mort. On pensait volontiers qu’il y avait un cycle de la vie et de la mort. Le monde est pendant un certain moment dans un déclin, vers la détérioration ; et quand il a touché le fond, il remonte vers l’amélioration, s’épanouissant jusqu’à son apogée ; et hop, il décline de nouveau, et ainsi de suite. Dans ce monde, un individu répète aussi le même mouvement : il arrive un jour dans ce bas monde ; il mène une vie, bon an mal an, mais en tout cas, avec toutes les limites et contraintes qu’un monde matériel lui impose, il va vers la mort ; la mort libère son âme de sa condition matérielle afin qu’elle remonte vers le monde du haut ; et hop, elle doit redescendre, et ainsi de suite. De nos jours, on a l’impression que cette ancienne conception cyclique de la vie et de la mort est de nouveau à la mode avec une touche un peu plus exotique qu’on appelle la réincarnation : à la fin de cette vie, ce que je suis serait incarné dans une nouvelle forme de vie, humaine ou autre.
Je n’ai jamais été mort, en tout cas en tant que Hyonou Paik que vous voyez maintenant. Je n’ai donc aucun moyen de vérifier si cette conception de la vie et de la mort est vraie ou fausse. Je n’ai aucun moyen concret pour convaincre qui que ce soit que cette conception est juste ou fausse. Mais avec l’apôtre Paul, je choisis de ne pas croire à cette manière de voir la vie et la mort, car dans le monde que je viens de décrire, il n’y a pas de Dieu. Plus exactement, nous n’avons pas besoin de Dieu. Le monde se suffit à lui-même. Je me suffis à moi-même.
Or, la vie, la mort et la résurrection de Jésus de Nazareth, que nous reconnaissons comme le Christ, nous apprennent que nous ne sommes pas condamnés à ce cycle de la vie et de la mort. Nous ne sommes pas condamnés à répéter ce que nous sommes. Jésus, celui qui a voulu vivre jusqu’au bout le règne de Dieu, est mort sur la croix ; nous, les êtres humains, nous ne voulons pas que Dieu règne dans notre vie. Mais Dieu a ressuscité ce Jésus et dit par cet événement : « c’est cette vie-là que j’approuve ; c’est pour cette vie-là que j’ai vous créés ; c’est à cette vie-là que je vous appelle ». Vous vous souvenez de multiples récits qui racontent de l’apparition du Christ ressuscité : tombeau vide, disciples vers Emmaüs, pêche miraculeuse… Les disciples reconnaissent que c’est lui. Mais les récits qui en témoignent nous font entrevoir que, dans cet événement de la résurrection, la vie déborde de partout, au point que notre langage ne peut contenir cette explosion de vie en un seul récit cohérent.
Dans notre vie, il y a des moments où on fait une expérience de résurrection : une amitié qui naît d’un tas de cendre ; un sourire qui fleurit après une longue période de tristesse ; les arbres qui bourgeonnent au printemps ; un gâteau qui sort du four magnifiquement cuit malgré l’incertitude du cuisinier ; un cœur qui s’ouvre au pardon ; un élan de solidarité qui surgit au milieu d’un désastre ; une identité retrouvée mais différemment au bout d’un tunnel… Et vous, où avez-vous aperçu la dernière fois le signe du débordement de la vie malgré vous ? L’espérance chrétienne consiste à se réjouir dès maintenant de la résurrection que Dieu prévoit pour la création toute entière dans son royaume. Elle croit que ce que nous percevons comme des événements qui nous relèvent sont des préfigurations de la résurrection à venir. Nous nous reconnaitrons, nous serons toujours nous-mêmes. Mais nous porterons la vie pour laquelle Dieu nous a créés ; nous serons ce que nous sommes de manière vraie.

De ce point de vue, l’Église est le rassemblement de celles et ceux qui proclament et vivent cette Bonne nouvelle : que nous ne sommes pas condamnés à répéter ce que nous sommes. On ne sème pas la plante adulte. Je suis une graine à laquelle Dieu donne un corps. Nous sommes des semences avec lesquelles Dieu rend le monde riche en couleurs. 
Et c’est vrai aussi pour l’Église elle-même. Elle n’est pas une plante qui doit être semée pour repousser comme elle est. L’Église d’aujourd’hui n’est pas identique à celle d’hier ; l’Église de demain sera sans doute différente de celle d’aujourd’hui. La Bonne nouvelle, encore une fois, c’est que c’est Dieu qui s’en occupe. Nous, nous vivons cette Bonne nouvelle en nous réjouissant des petits gestes qui nous sont permis : répandre, en signe de surabondance, quelques petites graines de nos mains sur la terre.
Selon le terreau, la graine poussera avec telle ou telle forme, avec telle ou telle couleur. C’est Dieu qui s’en occupe. Nous ne sommes pas condamnés à cloner à l’infini les plantes de notre jardin. A l’île Maurice, Dieu cultive des Églises aux couleurs mauriciennes ; en Inde, des Églises aux couleurs indiennes. Ainsi, les préoccupations et les projets des Églises là-bas peuvent être différents des nôtres, mais nous reconnaissons que ce sont les Églises de notre Seigneur ; non pas « notre » mais notre Seigneur, le créateur du ciel et de la terre. Nous semons ensemble au nom du Seigneur. Notre Seigneur, c’est le Semeur qui est venu parmi nous pour devenir la semence de notre vie. Elle travaille déjà dans le sol. Nous sommes les semences de Dieu qui sèment à leur tour, dans la mesure de leurs moyens, les graines du Royaume à venir. Nous ne savons pas encore comment la Terre nouvelle sera, mais elle sera remplie de fleurs dont la beauté dépasse notre imagination. Nous serons ressuscités. Il est temps de le vivre.

mercredi 2 octobre 2013

Méditation sur Jérémie 31 (versets 1-6, 10-14 et 31-34)


Contexte : cette méditation – à deux voix – a été partagée dans le cadre d'un culte où on a apporté les échos d'un camp organisé quelques semaines auparavant ; il s'agissait d'un camp intergénérationnel.

(Julie)

« Jeunes et vieux se réjouiront ensemble, » nous dit Jérémie. « Ils affluent vers les biens du Seigneur, vers le blé, le moût et l’huile fraîche, vers le petit et le gros bétail. Ils se sentent revivre comme un jardin bien arrosé ». Se réjouir ensemble de la générosité d’un Dieu qui nous comble de ses biens, c’est certainement ce que nous avons fait lors de ces quelques jours. Je garde le souvenir de ces moments simples où nous nous sommes retrouvés dans le plaisir que donne un bouquet de fleurs fraîches harmonieusement disposées, un bon repas partagé dans l’amitié, une marche sous la pluie dans une forêt de hêtres parfois traversée d’un rayon de soleil, une histoire racontée au coin du feu de camp qui émerveille petits et grands.

Mais, dans la Bible comme dans notre vie, se réjouir des choses simples ne va pas toujours de soi. Dans le livre de Jérémie, les paroles que nous avons entendues sont une sorte de pause lumineuse dans un discours bien sombre. Désolation, ruine, malédiction : ce n’est pas pour rien qu’en français, la plainte est parfois appelée « jérémiade » ! L’histoire que raconte Jérémie semble traversée par le ressentiment. Dieu s’est senti délaissé par Israël ; Israël s’est senti abandonné par Dieu ; la rancœur à l’égard de l’autre, et parfois de soi-même, engendre violence et sentiment de culpabilité. Ce sont des situations que, je crois, nous connaissons tous : dans nos couples, dans nos amitiés, au travail ou dans notre vie d’église...

Heureusement, nous dit Jérémie, dans notre chemin avec Dieu, ces situations sont appelées à disparaître. Dieu propose un nouveau départ que Jérémie appelle la nouvelle alliance : « Je déposerai mes directives au fond d’eux-mêmes, les inscrivant dans leur être ; je deviendrai un Dieu pour eux, et eux, ils deviendront un peuple pour moi » (31,33). Lorsque nous avons médité ce texte ensemble, un autre mot s’est imposé pour dire la même chose : celui de « confiance ». Jérémie nous invite à faire, à refaire confiance à Dieu au-delà des difficultés, comme Dieu nous fait et nous refait confiance sans relâche. Nous avons beaucoup parlé, autour de ce texte, du rapport aux enfants. Tous les parents présents ont dit deux choses essentielles : leur soutien inconditionnel à leurs enfants, et leur fierté de les voir grandir dans la confiance pour devenir, peu à peu, des partenaires. Dans la nouvelle alliance, Dieu nous donne son soutien inconditionnel ; il nous appelle à grandir dans la confiance et à devenir ses partenaires de celles et ceux qu’il nous donnes comme sœurs et frères. C’est un appel pour l’avenir, mais c’est aussi et déjà une réalité dont nous avons pu constater, pendant trois jours, qu’elle est bien présente et qu’elle est bonne.

(Hyonou)

« Un appel pour l’avenir mais déjà une réalité », vient de dire Julie. Cela me rappelle une question qui a surgi pendant la méditation du texte dans mon groupe : la promesse de Dieu décrite dans la prophétie de Jérémie, où en est-elle ? Elle parle du rassemblement de toutes les familles d’Israël marchant vers un avenir de fête, de l’épanouissement de tous, jeunes et vieux, de la transformation du deuil en joie, de la connaissance de Dieu inscrite dans le cœur de chacun, petits et grands. L’un des participants de mon groupe nous a fait remarquer que le sort du pays d’Israël aujourd’hui ne correspondait pas complètement à cette image d’un peuple renouvelé et rendu fidèle à Dieu ; un autre, que cette image ne correspondait pas au peuple chrétien non plus, qui marche à la suite du peuple d’Israël comme un messager parmi les peuples de toute la création.

La prophétie de Jérémie nous semble en effet décrire une facette de ce que nous espérons et attendons : le royaume de Dieu, ou le règne de Dieu. La « nouvelle alliance » qu’elle annonce ne signifie pas un simple renouvellement de l’alliance jadis conclue et, par malheur, brisée à un moment donnée, à l’instar d’un contrat de travail ou d’assurance qu’on signe ou qu’on annule selon les circonstances. Cette alliance est nouvelle car elle est la promesse d’une transformation radicale, qui arrivera à la fin des temps, de ce qu’on comprend, devine ou imagine concernant la relation entre Dieu et nous.

Quelles sont vos images du royaume de Dieu ? A votre avis, selon votre foi, comment iront les choses dans le royaume de Dieu à la fin des temps ? Un royaume de paix ? de justice ? de vie ? d’amour ? d’une vraie humanité ? Oui, sans doute, tout cela. Mais l’ennui, c’est que nos conceptions de paix, de justice, d’amour, d’humanité, sont multiples et divergent souvent, au point que nous provoquons même la violence au nom de la paix, l’iniquité au nom de la justice, la souffrance au nom de l’amour… Nous ne sommes pas encore dans le royaume de Dieu.

Mais nous devons affirmer en même temps que nous sommes déjà dans le royaume de Dieu. Nous sommes celles et ceux qui reconnaissent comme notre Seigneur celui qui a montré, par sa vie, sa mort et sa résurrection, que c’est Dieu qui règne dès ici bas, dès maintenant. De ce point de vue, l’Église n’existe pas seulement pour faire quelque chose pour le royaume de Dieu à venir, mais elle est là aussi – peut-être avant tout – pour le vivre. Ce que nous vivons comme joie, justice ou paix est l’avant-goût, le reflet du royaume de Dieu. L’Église est le rassemblement de celles et ceux qui espèrent quelque chose d’inimaginable à partir de cet avant-goût qui advient dans notre vie. Pendant le camp à Prêles, jeunes et vieux, en riant ensemble, je crois que nous avons vécu le signe du royaume à venir décrit par Jérémie. Petits et grands, en accueillant mutuellement, nous sommes appelés à être témoins de la fête à venir les uns pour les autres.

dimanche 9 juin 2013

Prédication pour le 3ème dimanche après la Trinité

Prédication d'"au revoir" à deux voix pour la fête d'été à Marsaz



Texte biblique : Luc 7,11-17


11Or, Jésus se rendit ensuite dans une ville appelée Naïn. Ses disciples faisaient route avec lui, ainsi qu'une grande foule. 12Quand il arriva près de la porte de la ville, on portait tout juste en terre un mort, un fils unique dont la mère était veuve, et une foule considérable de la ville accompagnait celle-ci. 13En la voyant, le Seigneur fut pris de pitié pour elle et il lui dit : « Ne pleure pas ». 14Il s'avança et toucha le cercueil ; ceux qui le portaient s'arrêtèrent ; et il dit : « Jeune homme, je te le dis, sois relevé ». 15Alors le mort s'assit et se mit à parler. Et Jésus le donna à sa mère. 16Tous furent saisis de crainte, et ils rendaient gloire à Dieu en disant : « Un grand prophète s'est levé parmi nous et Dieu a visité son peuple ». 17Et ce propos sur Jésus se répandit dans toute la Judée et dans toute la région. 

Julie : Quelle est votre assurance pour la retraite ? Ou, si vous êtes retraité, de quoi vivez-vous ? Avez-vous une assurance-vie ? Des actions ? Un plan d’épargne ? Avez-vous plutôt préféré investir dans l’immobilier ? Ou bien comptez-vous sur les cotisations ? Vivez-vous tant bien que mal d’une petite retraite ? Aujourd’hui, cette question ne concerne pas seulement les personnes en fin de carrière. Dès la fin des études, ou de la formation professionnelle, la perspective de la vie après la retraite fait des années de cotisation un enjeu crucial pour les jeunes actifs. Sans entrer dans les détails, un de mes grands soucis actuels, c’est d’avoir un emploi qui ne me permet pas de cotiser pour mes vieux jours. Et j’ai à peine 31 ans ! Les débats actuels sur la réforme des retraites suscitent déjà beaucoup d’inquiétudes. Alors imaginez-vous si, demain, la crise économique que traverse le monde empirait : les banques font faillite, le marché de l’immobilier s’effondre, les actions ne valent plus rien, et, d’un instant à l’autre, nous perdons tout. Nous voici sans aucune perspective d’avenir, sans aucun moyen de pourvoir aux besoins les plus essentiels.

Hyonou : C’est exactement ce qui vient d’arriver à cette veuve de la petite ville de Naïn. Bien sûr, la Bible ne nous parle pas de banques, d’actions ou de système de retraite - pour la bonne raison que toutes ces choses n’existaient pas en Galilée au temps de Jésus. Comme c’est encore le cas dans certains pays pauvres, l’unique assurance vieillesse était d’avoir des enfants qui pourraient prendre soin de leurs parents devenus âgés. En perdant son fils unique, la veuve a tout perdu : non seulement son mari, déjà mort depuis quelque temps, non seulement un enfant qu’elle aimait, mais aussi son seul moyen de survie. Elle est comme l’un de ces rescapés d’une catastrophe naturelle qui, en quelques secondes, n’ont plus rien : ni maison, ni famille, ni travail ; plus rien d’autre que leur propre vie et la terreur face à un avenir qui n’est plus un horizon plein de promesses, mais un horrifiant trou noir.

J. : Comme toutes les grandes catastrophes, le deuil de la veuve de Naïn provoque un élan de solidarité fragile où les autres habitants de la ville offrent ce qu’ils peuvent offrir, c’est-à-dire leur présence et leur compassion. Ils l’entourent et l’accompagnent jusqu’à la porte de la ville – le lieu qui sépare le monde des hommes et le monde des bêtes sauvages, le monde des vivants et le monde des morts. Au centre de ce cortège, il y a ce cercueil contenant ce fils unique : cet espoir à enterrer, cette amitié fanée avant d’avoir pu s’épanouir, cette force brisée avant d’avoir pu participer à la vie de la cité. Et chacun des membres de ce cortège funèbre peut s’identifier à la souffrance de la veuve : demain, cela pourrait être mon tour. Ce cortège pourrait aussi être le nôtre. Au fond, nous partageons une même conception de la vie et de ce qui en fait la saveur que les habitants de Naïn : des relations humaines épanouissantes, une famille aimante, un travail qui nous fait vivre et nous prépare une retraite confortable. Dans cette conception, même Dieu, lorsque nous sommes croyants, n’est qu’un des accessoires nécessaires à notre bien-être. Et nous aussi, nous vivons avec la perpétuelle crainte, non exprimée mais bien présente, de la perte, de la séparation, du deuil, parce que nous sommes conscients du caractère transitoire de ce que nous aimons et que sa fin inévitable nous apparaît comme la fin de notre propre vie. « Si tu mourrais, je n’y survivrais pas. » « Si je perdais mon travail, ma vie n’aurait plus de sens. » « Si j’étais atteint de telle maladie, j’aimerais mieux mourir que vivre la lente descente aux enfers de mon organisme. » Dans cette perspective, notre vie ressemble à ce cortège se dirigeant vers le rocher qui fermera la tombe de tout ce qui compte pour nous.

H. : Mais en face de ce cortège de mort, un autre cortège apparaît. Il traverse le désert et s’approche de la ville, venu de nulle part. Si l’on peut décrire le cortège de mort comme le cortège de ceux qui s’attachent à tout, sauf à Dieu, l’autre cortège qui vient à sa rencontre est composé d’hommes et de femmes qui ont tout abandonné pour suivre l’homme de Dieu. Répondant à un appel, ils ont quitté leurs proches, leurs villes, leurs synagogues ; ils ne possèdent rien ; ils vivent sur les chemins, ne sachant pas le matin où ils dormiront le soir ; quand ils ont faim, ils arrachent des épis de blé dans les champs et les mangent crus. (J’espère que la vie dans le Val-de-Travers sera tout de même un peu moins difficile.) Au centre de ce cortège se trouve, non pas un cercueil, mais Jésus : celui qui, au matin de Pâques, vaincra définitivement la mort. Imaginez-vous ces deux cortèges face à face, à la porte de la ville : le cortège de la mort et le cortège de la vie. « Ne pleure pas », dit Jésus à celle qui a tout perdu. Dans une telle situation, cette parole est profondément choquante. Vous connaissez sans doute le verset de Jérémie : « Dans Rama, on entend une voix plaintive, des pleurs amers : c’est Rachel qui pleure ses enfants, et elle refuse d’être consolée, car ses enfants ont disparu » (Jr 31,15). Ce verset aurait pu être écrit pour cette veuve. Et un inconnu vient lui dire : « Ne pleure pas » ! Rien n’aurait été plus incongru, plus déplacé que cette parole, si elle n’avait pas été suivie du geste inattendu de Jésus : il touche le cercueil, le cortège suspend sa marche, et l’inimaginable se produit. Sur l’ordre de Jésus, le mort se relève et il parle.

J. : Que vient de faire Jésus ? Il vient de faire quelque chose de beaucoup plus important que de ressusciter un mort. Il a, nous dit l’évangile, donné le fils à sa mère. La veuve n’est plus seule au monde et sans avenir. Pourtant, elle n’est pas simplement revenue à sa vie d’avant. Un aspect essentiel a changé. Elle ne peut plus continuer à vivre comme si son enfant n’était que sa « production » (le « fruit de ses entrailles », comme disent les Psaumes), l’unique membre de sa famille, son assurance vieillesse, le support sur lequel elle projette tous ses rêves d’avenir. Son enfant est désormais, avant tout, le don de Dieu. A travers ce don, la veuve reçoit son avenir différemment : ce n’est plus celui qu’elle avait imaginé et planifié, mais celui que Dieu lui donne comme une grâce. A travers ce don, sa relation à son fils passe maintenant par le Christ : à chaque moment où elle vivra la présence de son enfant comme un cadeau, là sera aussi présent le Christ, en qui la vie est plus forte que la mort. Ouvrons une parenthèse : pourquoi avons-nous été baptisés ? Pourquoi continuons-nous à demander le baptême de nos enfants ? C’est parce que, dans ce sacrement, nous reconnaissons que la vie qui naît n’est pas le produit de notre initiative, mais un don qui nous est confié. Nous aussi, un jour, nous avons été portés par un cortège de vie vers ce Dieu qui nous a offert à nos parents, à nous-mêmes, d’une manière nouvelle.

H. : Et il ne s’agit pas que du baptême, mais de toutes les dimensions de notre vie, par exemple la préoccupation concernant notre vieillesse, qui peut nous paraître éminemment profane. Nous avons un choix à faire : voulons-nous porter notre vie, avec toutes ses facettes, comme un fardeau à assumer ou comme un trésor qui nous aliène ? (Et souvenons-nous de l’avertissement que Jésus nous donne dans l’évangile de Matthieu [6,20] : « là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur ».) Ou bien voulons-nous, au contraire, la laisser toucher par la main de Dieu afin qu’elle nous soit donnée, à chaque moment, comme un cadeau inattendu ? C’est peut-être là le plus grand engagement de la vie chrétienne : ne pas aborder l’existence comme si elle nous appartenait, comme si elle n’était faite que de nos projets, nos relations, nos initiatives, nos visions d’avenir. Bien sûr, il doit y avoir des projets, des relations, des initiatives et des visions d’avenir dans nos vies. Mais gardons-nous de les vivre comme s’ils en étaient la finalité ; sinon, notre existence toute entière ne serait qu’un long cortège de mort se dirigeant inexorablement vers le tombeau. Nos engagements doivent être différents : ils ne sont pas les nôtres, ils sont ultimement les engagements de Dieu à travers lesquels nous recevons notre vie comme un cadeau. Dans l’évangile d’aujourd’hui, le cortège de la vie absorbe le cortège de la mort pour n’en faire plus qu’un. Et au centre de ce cortège se trouve le Christ, mort pour nous sur la croix, ressuscité pour vaincre la mort à jamais, qui nous donne nos existences et nous donne aussi les uns aux autres. Et la vie chrétienne consiste à participer à ce cortège de la vie qui engloutit définitivement le cortège de la mort. Faisons un pas pour entrer dans ce cortège de la vie - avec l’aide de Dieu !

Amen.

dimanche 26 février 2012

Prédication pour le premier dimanche de Carême

Prêchée à l'Eglise Réformée d'Annecy, le 26 février 2012.
Lectures bibliques : Genèse 9,8-17 ; Marc 1,12-15.

 « Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne m’interroge, je le sais; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. » (Confessions XI, 17). Ces mots ne sont pas de moi. Ils ont été écrits, il y a environ 1600 ans, par un homme qui allait plus tard devenir saint Augustin. Et pourtant, nous avons probablement tous fait un jour l’expérience : comment répondre à un enfant qui vous demande : « Dis, c’est quoi le temps ? » Comment expliquer ce qu’est le temps ? Existe-t-il des choses qui sont hors du temps ? Pourquoi, parfois, quelques instants nous paraissent-ils durer une éternité, et pourquoi plusieurs heures peuvent-elles nous laisser l’impression de n’avoir duré que quelques minutes ? La question se complique encore quand on pense à un autre élément : Dieu. On dit que Dieu est éternel ; dans nos Bibles protestantes, c’est même un des titres les plus fréquents de Dieu : l’Eternel. Mais l’éternité fait-elle partie du temps ? Dieu partage-t-il notre temps ? Vous vous souvenez sans doute de cette belle formule que l’on trouve dans les psaumes : « Mille ans, à tes yeux, sont comme hier, un jour qui s'en va, comme une heure de la nuit » (Ps 90,4).

Rassurez-vous, je ne vais pas vous faire un exposé philosophique. Mais je crois que les textes que nous avons entendus tout à l’heure ont tous un point commun : ils nous enseignent quelque chose sur le temps.
Le texte de la Genèse, vous vous en souvenez, prend place à la fin du récit du Déluge. Quand on pense au Déluge, on en retient souvent surtout le côté « folklorique » : le gros bateau de bois, les couples d’animaux que Noé y fait monter (même la clinique vétérinaire qui soigne notre chat s’appelle « l’Arche de Noé »), les eaux qui submergent la terre, la colombe qui rapporte enfin un rameau d’olivier, signe que la crue est finie. Mais essayons de nous remémorer un peu plus précisément de quoi il s’agit. Tout d’abord, qui est Noé ? Je crois que ce n’est pas un hasard s’il est difficile de répondre à cette question. A part nous dire qu’il est le fils d’un homme nommé Lamek, voici les seules informations que nous donne la Bible sur Noé : « Noé, homme juste, fut intègre au milieu des générations de son temps. Il suivit les voies de Dieu. Il engendra trois fils : Sem, Cham et Japhet. » (Gn 6,9-10). Et un peu plus loin, on apprendra que Noé était âgé de six cents ans au moment du Déluge, et a vécu en tout neuf cent cinquante ans - un âge canonique, comme on dit, qui est à comprendre dans le langage symbolique qu’utilisent les premiers chapitres de la Bible et qui nous indique que la vie de Noé, homme juste aux yeux de Dieu, n’a pas été loin de la plénitude et de la perfection. Neuf cent cinquante ans, c’est une période considérable. Si vous avez, comme moi, des souvenirs lointains des cours d’histoire, vous vous rappelez sans doute qu’il a fallu un certain temps pour parcourir l’histoire de France depuis l’an 1060 jusqu’à nos jours : entretemps, il y a eu tant de rois, tant de batailles, tant d’événements qui ont fait que la France est celle que nous connaissons aujourd’hui. Et pourtant, de ces neuf cent cinquante ans de la vie de Noé, la Bible ne nous raconte qu’une période d’environ un an, depuis le moment où Dieu ordonne à Noé de construire une arche jusqu’au moment où Noé célèbre la nouvelle alliance entre Dieu et l’humanité, à la fin du Déluge. Comme si ce qui importait, ce n’était pas la durée du temps, mais au contraire sa qualité, son intensité, sa densité. Et que peut-on imaginer de plus intense que d’être, comme Noé, témoin de la destruction du monde et de sa renaissance ? D’être le partenaire que Dieu choisit pour préserver de la mort le meilleur de sa création ? D’être aussi celui avec qui Dieu renouvelle son alliance quand l’eau se retire et que la vie reprend ? Pendant toute cette année, Noé a vécu entre la conscience de l’extrême fragilité de la vie et la grande proximité de Dieu, présence à la fois terrifiante et protectrice. C’est sans doute pour cela que la Bible ne s’attarde que sur cette brève année de la longue existence de Noé : elle a été unique et déterminante ; elle a été, sans doute, à la fois l’année la plus longue et la plus mémorable de toute sa vie - pas parce qu’elle a été réellement plus longue que les autres, mais parce qu’elle a été particulièrement intense en expériences à la frontière de la vie et de la mort, du temps de Dieu et du temps des hommes. Elle a été déterminante aussi parce qu’elle aboutit au pacte décisif de Dieu avec sa création : plus de destruction, plus de période pour effacer toute vie de la surface de la terre. Cette nouvelle alliance, cette réconciliation, est définitive. A la fin de cette longue et terrible année, l’avenir s’ouvre sur une terre neuve pour la création de Dieu. Après la mort et l’angoisse, à travers la faveur et la protection de Dieu, c’est une véritable renaissance.
Tournons-nous maintenant vers les brefs versets de l’évangile de Marc. Nous nous trouvons juste après le récit du baptême de Jésus dans le Jourdain, où la voix de Dieu s’est faite entendre pour le déclarer son Fils bien-aimé. Et, nous raconte Marc, « aussitôt l’Esprit le pousse au désert. Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient. » Tout à l’heure, nous avions noté que l’année du Déluge était la seule de la longue vie de Noé que racontait la Genèse. Ici, au contraire, sur tout l’évangile, ces quarante jours de la vie de Jésus n’occupent que deux petits versets. On peut tout de même faire quelques remarques sur ce temps mystérieux de la vie de Jésus. Tout d’abord, il dure quarante jours. Quarante jours, comme les quarante jours pendant lesquels la pluie est tombée sans discontinuer lors du Déluge ; mais aussi comme les quarante ans pendant lesquels le peuple d’Israël, guidé par Dieu, a traversé le désert vers la Terre promise. Je ne vais pas revenir sur le Déluge, mais j’aimerais dire quelques mots du séjour d’Israël au désert. Comme l’expérience de Noé, cette expérience a été particulièrement intense. Le peuple est allé d’épreuve en épreuve, comme l’épisode du veau d’or ou celui des serpents venimeux qui envahissent le camp. En même temps, ce temps d’épreuves a été celui d’une proximité extraordinaire avec Dieu, toujours présent au sein du peuple : dans la colonne de feu ou de nuée qui marche à sa tête les jours où il faut avancer, dans le sanctuaire, la tente de la Rencontre, les jours où l’on reste sur place. Quant il écrit le récit qu’on appelle souvent la « tentation au désert », Marc sait sans doute que l’expérience de Jésus et celle du peuple d’Israël sont similaires. Comme Noé a été confronté à la mort et à la destruction, comme Israël a affronté des épreuves, Jésus au désert est face à face avec Satan. Mais comme Noé a été protégé par Dieu, comme Israël a été guidé par Dieu, Jésus au désert est servi par les anges. Contrairement aux évangiles de Matthieu et de Luc, Marc ne nous donne aucun détail sur ce qu’il s’est exactement passé au cours de ces quarante jours, pas plus qu’il ne nous donne de détail sur ce qu’il se passe exactement quand Jésus se retire à l’écart pour prier. Cela fait partie de l’intimité de sa relation avec Dieu. Mais ce temps est un temps préparatoire pour Jésus, le temps qui suit immédiatement son baptême et qui précède le début de sa vie publique, de son enseignement, de ses miracles. Pour Jésus, ce temps a sans doute été également un temps intense. Il débouche sur cette année de sa vie terrestre qui, comme l’affirme la foi chrétienne, a été tellement décisive pour l’humanité et pour sa relation à Dieu. Si Dieu a promis à Noé qu’il n’y aurait plus de Déluge, qu’il ne provoquerait plus la mort et la destruction de la terre entière, désormais il anéantit la mort elle-même en ressuscitant le Christ d’entre les morts.

Peut-être pourrait-on dire, alors, que le temps de Dieu ne se mesure pas en quantité. Ce n’est pas que Noé ait vécu neuf cent cinquante ans qui importe ; ce n’est pas que le peuple d’Israël soit un peuple vieux de plusieurs milliers d’années qui importe ; ce n’est pas que le Christ ait vécu trente-trois ans qui importe. Ce qui compte, et ce qui est vraiment le temps de Dieu, c’est le temps intense, un temps d’une qualité particulière où tout semble exacerbé, et où Dieu se fait tout proche. C’est un temps qui peut être bref, mais qui a des conséquences décisives pour l’avenir tout entier, en lui ouvrant une vie nouvelle que rien ne pourra plus détruire. Parmi nous, certains ont peut-être déjà fait l’expérience de ce temps intense. Un temps pendant lequel on sent à nouveau le véritable goût de la vie. Un temps où l’on sent ses besoins quotidiens simplifiés, épurés, concentrés sur ce qui est vraiment essentiel. Un temps pendant lequel Dieu se fait incroyablement présent. Aujourd’hui, nous sommes le premier dimanche de Carême. Nous entrons dans cette période de quarante jours qui nous conduira jusqu’à Pâques. Alors, que les quelques semaines qui vont suivre soient pour nous le temps de Dieu, un temps de qualité, un temps pour vivre intensément, pour aimer intensément, pour s’ouvrir largement à la présence de Dieu dans ce monde et dans l’humanité. Un temps qui aboutira à la joie de Pâques et à la victoire définitive du Christ sur les forces de mort qui traversent notre monde. Un temps pour entrer à nouveau dans l’alliance inébranlable de Dieu.

mardi 10 janvier 2012

Prédication pour l'Epiphanie

Prêchée à deux voix le samedi 7 décembre, dans la communauté luthérienne de Genève


Texte biblique : Mt 2,1-12

Le Mage : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c’est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple.

Hérode : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c’est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple.

Le Mage : Moi, le Mage, quelle surprise j’ai ressentie en entendant les grands prêtres et les scribes citer cette parole des prophètes ! Quand j’ai quitté ma terre d’Orient pour suivre l’étoile qui m’annonçait la naissance du roi de Juifs, je pensais tout naturellement que je le trouverais à Jérusalem, la capitale, dans son palais.

Hérode : Moi, Hérode, quelle surprise j’ai ressentie en entendant les grands prêtres et les scribes citer cette parole des prophètes ! N’est-ce pas moi qui suis le roi des Juifs ? Je suis déjà vieux ; comment pourrais-je venir de naître ? Et où pourrait-on me trouver ailleurs qu’à Jérusalem, ma capitale, dans mon palais ?

Le Mage : Oui, j’ai été surpris. Je suis un mage. C’est mon métier de scruter le ciel et d’observer le cours des astres ; alors, quand j’ai vu cette étrange étoile apparaître, j’ai voulu en avoir le cœur net et je l’ai suivie. Mais quand je suis arrivé ici, à Jérusalem, et que j’ai appris qu’aucun roi ne venait de naître, il a bien fallu que je me pose cette question : m’étais-je trompé ? Avais-je mal vu ? Avais-je fait tout ce long chemin à la poursuite d’une illusion, d’un mirage - pour rien ? J’avais presque décidé d’abandonner, de renoncer, de rentrer chez moi ; je voulais seulement me rendre une fois au palais pour m’assurer qu’il n’y avait pas de nouveau roi. C’est alors qu’Hérode, après avoir consulté les savants de son pays, m’a remis sur la bonne voie : je devais aller à Bethléem, et j’y trouverais le roi que je cherchais. Quelle surprise, mais quelle joie ! Je ne m’étais pas trompé.

Hérode : Oui, j’ai été surpris. Je suis le roi. Certains disent que je ne suis qu’un roi de paille, au service de l’empire romain. Mais enfin, c’est moi qui ai la charge de ce pays ; c’est moi qui l’administre, qui y règne, et à ma mort, mon trône reviendra à mes descendants, comme il se doit. Alors, j’ai été surpris, très désagréablement surpris, quand ce mage est entré au palais en demandant à voir le roi nouveau-né. J’ai tout de suite compris ce que sa présence signifiait et que le mage lui-même, en étranger à Israël et son histoire, ne pouvait pas savoir. Cette naissance annoncée ne pouvait être que la naissance de celui que tout le peuple attendait depuis si longtemps, celui dont on disait qu’il délivrerait Israël de l’occupation romaine et rétablirait sur le trône la lignée de David. C’était certainement la naissance du Messie de Dieu. Mais vous rendez-vous compte de ce que cela impliquait pour moi et ma famille ? C’en était fini de nous. Nous allions être déchus de la royauté, on nous retirerait notre pouvoir et nos richesses, on nous chasserait de ce palais comme des mendiants pour y installer un nouveau roi. Jamais je n’avais entendu une aussi mauvaise nouvelle. Jamais je n’avais eu de pire surprise. C’est pourquoi j’ai imaginé un stratagème : j’allais aider le Mage à trouver l’enfant, puis, une fois qu’il l’aurait trouvé, l’amener à tout me dire pour que je puisse anéantir cette menace terrible qui pesait sur moi.

Le Mage : Je n’avais jamais été aussi heureux. Mais j’ai aussi compris rapidement tout ce que cette naissance signifiait, et que j’aurais d’ailleurs dû comprendre dès le début. En quoi la naissance du nouveau roi d’une obscure nation du Moyen-Orient me concernait-elle, moi le Mage venu de si loin, comme vous qui vivez si loin, loin de la terre d’Israël, loin du sort et de l’histoire de ce petit peuple ? Elle ne pouvait me concerner que s’il s’agissait de quelque chose de bien plus grand, que si le pouvoir de ce roi ne se limitait pas au pouvoir temporel d’Hérode. Elle ne pouvait me concerner que si dans ce nouveau-né venu au monde dans des circonstances mystérieuses, loin des palais de Jérusalem, s’accomplissait le dessein d’une puissance bien supérieure ; une puissance à laquelle non seulement Hérode, mais l’empereur romain lui-même sont soumis sans le savoir ou sans vouloir l’admettre. Il fallait qu’il en soit ainsi, pour que ce roi soit aussi mon roi. J’ai compris que la royauté de ce roi dépassait de loin les frontières d’Israël ou même celles de l’empire, qu’elle n’était pas une question de nationalité, qu’elle ne connaissait pas de limites. J’ai compris que la royauté de ce roi, mon roi, déjouait les attentes des hommes qui l’espéraient riche et puissant, et que pour cette raison elle était bien au-delà des aléas de l’histoire et des revers de fortune, que rien ne pouvait l’atteindre. Et j’ai tout d’un coup vu le roi Hérode tel qu’il est vraiment : un petit roitelet sans importance mais avide de pouvoir, agrippé à ses prérogatives, à la merci de l’empereur romain, persuadé qu’il n’y a rien de plus important dans ce monde que la puissance, la richesse, le statut social, et prêt à tout pour les conserver.

Hérode : La naissance d’un enfant insignifiant dans un village insignifiant, qu’est-ce que c’est au regard de l’histoire des peuples ? Et pourtant, celle-ci a déchaîné mes pires craintes. Oui, j’ai eu peur. On envie souvent les puissants de ce monde ; mais on oublie combien leur puissance est fragile, précaire. On oublie combien il faut de prudence, de prévoyance, de calculs, d’intrigues pour conserver ce pouvoir qui attire tant de convoitises, suscite tant de jalousies. J’étais prêt à faire face à un coup d’état ou à une révolte ; mais je n’avais pas pensé à me prémunir contre ce fait si anodin, si banal : la naissance d’un petit garçon dans un village de paysans. J’aurais pu dire au Mage qu’il se trompait, qu’il n’y avait pas d’autre roi en Israël que moi ; j’aurais pu lui dire que j’étais désolé qu’il ait fait ce long voyage pour rien, mais qu’il avait sans doute mal lu dans les astres. Je ne l’ai pas fait, car écarter le Mage n’aurait pas écarté la menace que faisait planer sur moi ce nourrisson. Ceux qui vivent dans les lieux de pouvoir ont l’habitude des complots ; alors j’ai imaginé le mien pour retrouver ma paix si fragile et si précaire que le moindre déséquilibre peut la rompre. J’ai décidé d’utiliser le Mage pour mettre à mort cet enfant. Après tout, qu’est-ce qu’un enfant si petit ? Il est à peine venu au monde, il ne sait pas même parler, il ne fait rien d’autre encore que manger et dormir. Si je le tue, ses parents en auront d’autres après lui pour les consoler de leur perte. Mais si je perds le pouvoir, je perds tout, et je mets en jeu l’avenir de tout un peuple, de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Ce petit garçon doit mourir.  
Le Mage : Hérode est victime de l’illusion qu’ont bien des puissants de cette terre ; il croit que sans lui, la course du monde irait droit à sa perte. Il croit qu’il est indispensable au bien commun. Il croit que l’intérêt du plus grand nombre, c’est-à-dire surtout le sien, vaut bien plus que la vie d’un nouveau-né qui a tout juste commencé à respirer et qui aurait aussi bien pu ne jamais venir au monde. Il est loin de se douter de ce dont je suis maintenant certain, que ce nouveau-né marquera l’histoire des hommes comme aucun roi ni aucun empereur ne l’a jamais fait et ne le fera jamais. Moi, je crois que le pouvoir de cet enfant est plus grand et plus vrai que celui du plus puissant des chefs d’état. Je vois bien tout ce que son existence a de menaçant pour le pouvoir politique ; elle met en valeur ses limites, son injustice, sa fragilité, son peu de durée dans le temps. Ce monde représenté par Hérode, devant cet enfant, sent combien il est précaire, et il est hors de question pour lui de l’admettre. Quant à moi, je suis allé au bout de mon voyage ; j’ai trouvé l’enfant, et devant lui, j’ai ressenti une joie indicible. J’ai vu dans cet enfant la réalité de l’amour infini de Dieu pour ce monde, de sa puissance plus vraie que toutes les puissances temporaires qui tentent de lui imposer leur marque. Il est temps pour moi de regagner mon pays. Je ne prendrai pas la route qui passe par Jérusalem, car je sais désormais que le pouvoir qu’elle abrite n’est qu’un pouvoir arbitraire et temporaire, bien limité et bien faible à l’échelle de l’univers. Je ne veux pas dire qu’il ne soit pas réel, ou qu’il soit mal en soi, mais que comme toutes choses, il est appelé un jour à être transformé par la puissance de vie qui vient de Dieu. Je prendrai une autre route, qui symbolise le chemin de vie nouveau qui s’ouvre à moi, pour être fidèle à cette transformation que j’espère, maintenant que je l’ai vue réalisée dans ce nouveau-né. Je ne sais pas comment cet enfant manifestera dans sa vie cette promesse, ni quel sort ce monde lui réservera ; ce dont je suis sûr, c’est qu’un peuple nouveau se formera, réunissant toute personne qui a vu la grâce de Dieu présente dans ce nouveau-né, et que ce peuple continuera de témoigner d’une puissance plus grande, d’un amour véritable, d’un Royaume de paix qui viendra un jour renverser toute injustice et effacer toute larme de nos yeux.