mardi 29 mars 2011

Étranges étrangers

Pierre, apôtre de Jésus-Christ, aux élus qui vivent en étrangers dans la dispersion... 
(1 Pierre 1,1)

C'est un beau dimanche d'août. Hyonou et moi sommes mariés depuis quelques mois, et c'est ma première visite en Corée. Ce jour-là, nous nous rendons dans une petite église située dans la ville où habitent les parents de Hyonou. Ce n'est pas très loin, mais il n'y a pas de bus direct. Nous empruntons le vélo de mon beau-père ; Hyonou pédale, je suis installée sur le porte-bagages. Tout au long de notre parcours, je suis dévisagée par des regards insistants, d'ailleurs plutôt bienveillants ; certains me fixent, d'autres me sourient, beaucoup se retournent sur notre passage.

Ce trajet à vélo, dans mon souvenir, reste ma première expérience de ce que Hyonou vit souvent ici : l'étrangeté. Pas l'étrangeté comme on l'entend couramment, c'est-à-dire quelque chose de bizarre, mais l'étrangeté dans son sens premier : être étranger, ne pas se fondre dans le paysage, détoner. Et c'est une expérience qui enseigne quelque chose de fondamental sur ce que c'est qu'être chrétien. Luther l'écrivait déjà : la vie d'un chrétien dans ce monde est un pélerinage, une errance continue qui ne le mène jamais à un lieu dont il pourrait dire : "C'est ma patrie".

Je crois que ce serait une erreur de comprendre cette métaphore du pélerinage comme une lamentation pieuse sur les difficultés et les injustices de l'existence, cette "vallée de larmes", qui seront heureusement effacées dans l'au-delà. Au contraire, elle souligne une des caractéristiques fondamentales de la vie chrétienne : celui qui se reconnaît comme disciple du Christ appartient d'abord et avant tout au Royaume de Dieu. Ce Royaume n'est pas seulement, comme on l'entend parfois, le règne de Dieu qui s'établira sur terre après le retour du Christ. Le Royaume est aussi déjà là, et c'est l'Église, corps du Christ bien réel et bien présent dans le monde, qui est la manifestation visible de cette réalité nouvelle.

On devine alors le sens premier de la citation biblique mise en exergue de ce message ainsi que des mots de Luther : si les "élus" (littéralement "ceux qui ont été appelés") vivent "en étrangers dans la dispersion", si la vie des chrétiens n'est qu'un long voyage sans port d'attache, c'est parce que celles et ceux qui suivent le Christ sont citoyens d'un Royaume invisible. Ce Royaume n'a ni territoire, ni frontière, ni langue, ni État, mais il s'incarne dans une communauté d'individus appelés en à faire la réalité la plus importante de leur vie : l'Église. Et cette citoyenneté fondamentale, qui prime sur toute autre appartenance, fait d'eux des étrangers jusque dans leur propre patrie.

Dans les récentes déclarations du ministre de l'Intérieur sur la laïcité, qui visent particulièrement l'islam et sa visibilité, je suis profondément gênée par une certaine conception d'une société où l'on n'aurait pas le droit de paraître différent, où l'expression de la foi personnelle n'aurait pas sa place. Et je ne peux m'empêcher de soupçonner que si l'islam est si régulièrement visé par des déclarations de ce type de la part de nos politiques, c'est précisément parce que les musulmans pratiquants paraissent étrangers - justement pas au sens national du terme, mais parce que leur pratique religieuse, qui place de manière évidente l'ensemble de leur existence sous le signe de leur foi, les rend étranges aux yeux d'une société sécularisée qui ne veut plus entendre qu'elle n'est pas l'instance la plus importante de l'existence humaine.

Le christianisme, présent depuis bien plus longtemps dans cette société à laquelle il s'est intégré, assimilé, dans laquelle il s'est dissous, semble avoir perdu sa force d'interpellation vis-à-vis des tentations totalitaires de celle-ci. Et pourtant, appartenir à l'Église du Christ, c'est placer au-dessus de tout sa fidélité à Dieu, ce Dieu dont nous croyons qu'il s'est pleinement révélé dans un homme condamné à mourir d'un atroce supplice. C'est, à cause de cette fidélité, relativiser tout ce qui compte dans la vie d'un être humain : le statut social, les biens matériels, et même les liens familiaux. C'est s'efforcer de vivre, dans la suite du Sermon sur la montagne, une vie de non-violence sans souci du lendemain. C'est rendre visible et manifeste, dans l'existence quotidienne, cette appartenance fondamentale à un Royaume plus grand que la société, plus grand que l'État. C'est vivre, et être perçus, en étranges étrangers.

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